Profitez-en, après celui là c'est fini

L’aquarium ne m’a pas trouvé intéressant

mars 21st, 2010 Posted in Interactivité

Le frisson du moment sur Internet depuis quelques semaines, c’est le site ChatRoulette — de chat, discussion, et roulette, comme le roulette du casino —, système créé par un jeune russe de dix-sept ans nommé Andrei Ternovskiy. Le principe est simple : des gens situés derrière leur webcam sont mis en relation avec d’autres gens de manière automatisée et aléatoire. Ils peuvent communiquer par la vidéo, le son et l’écriture. Il arrive que cinquante mille caméras soient connectées simultanément. Cinquante mille caméras qui sont potentiellement situées n’importe où dans le monde.

Reporter intrépide (ou simple citoyen du web qui ne veut pas mourir idiot), j’y ai consacré quelques sessions.
Le présent article date en fait un peu (c’est le dernier des blogs, je peux bien y écrire le dernier des articles consacrés à ChatRoulette, non ?), mais je n’ai trouvé le temps de le finir et de l’illustrer qu’aujourd’hui.

La première chose qui me frappe personnellement c’est la confrontation qui se fait entre les images. En haut, on trouve un interlocuteur qui nous est absolument étranger. On ne sait ni son nom ni même depuis quelle latitude il se connecte et parfois, on n’est même pas sûr que son image soit effectivement diffusée en direct. En dessous, on voit la personne la plus familière qui puisse exister pour chacun : soi-même. Les deux visages ont généralement un regard en biais. En effet, chaque personne filmée fixe son écran et non sa webcam et il en résulte l’impression diffuse que chacun est occupé à quelque chose d’autre. Pourtant c’est bien son correspondant que chacun est en train de regarder. L’interlocuteur anonyme peut être une personne quelconque, généralement un homme et généralement un jeune adulte. Parfois il est masqué, caché, ou ne se représente que par une image fixe (un plan sur un message écrit, par exemple, ou bien sur un décor) ou cadrée de façon à trahir le moins possible l’identité de la personne filmée. Parfois il y a deux personnes, ou trois, ou autant qu’on peut en faire entrer dans le champ de la webcam — un paquet de collègues de bureau par exemple. Parfois aussi on ne voit qu’une partie de l’anatomie d’une personne : un torse, des fesses, ou un sexe (une image sur vingt ?), car évidemment, ChatRoulette est un lieu d’exhibitionnisme et de voyeurisme comme seule la garantie d’anonymat la permet.

Chaque participant peut à tout instant cliquer sur le bouton « next » pour changer d’interlocuteur : Au suivant ! En tant qu’homme quarantenaire et barbu et peu porté sur l’exhibitionnisme, je ne suis sans doute pas le contact le plus recherché, car la plupart de ceux qui arrivent face à moi ne tardent pas à me « nexter » (l’expression « se faire nexter » s’est imposée en un rien de temps). J’ignore ce qu’ils cherchent précisément (de jeunes femmes à l’air avenant ou des scènes d’exhibition je suppose ?), mais je sais que je n’ai pas le profil le plus intéressant. J’ai lu une statistique selon laquelle les hommes sont « zappés » au bout de cinq secondes en moyenne.

Une fois, la caméra distante m’a montré un aquarium. Je n’ai pas vu le visage de son propriétaire, mais j’ai là aussi été « nexté ». Ne pas parvenir à éveiller l’intérêt d’un aquarium, je suppose qu’il sera difficile de vivre une expérience plus lamentable sur Chatroulette.

Le plus navrant, pourtant, c’est ce qu’il se passe dès qu’une mise en relation semble pouvoir durer plus de quelques secondes. Là, on constate rapidement que l’on n’a rien à se raconter qui excède les questions factuelles et polies « where are you ? » — « Beijing » — « Paris »« ok »« see you »… Ce site nous amène donc au niveau zéro de la communication tout en employant des canaux hautement technologiques et en nous offrant divers médiums : geste, mimique, voix, texte. On se sent rapidement comme un hamster qui tourne dans sa roue : on avance, mais rien d’intéressant n’arrive jamais, chaque nouvelle connexion rend l’expérience plus décevante. Pourtant on clique sur « next » encore et encore. On ne sait pas ce qu’on cherche, mais on sait qu’on ne le trouvera pas.

  1. 12 Responses to “L’aquarium ne m’a pas trouvé intéressant”

  2. By Serein on Mar 21, 2010

    Non, tu n’es pas le dernier ! Je me suis décidée à essayer aussi, ces derniers jours.

    Le ration de 1 sexe sur 20 est nettement sous-estimé si j’en crois ma courte expérience… Mais aussi pas mal de gens qui laissent tourner la webcam en faisant autre chose.

    J’ai papoté un peu plus longuement avec deux types, un chilien et un finlandais (enfin, à ce qu’ils m’ont dit), curieusement les 2 sans webcam. Les deux se plaignant de la pauvreté des échanges humains et se disant ravis de ne pas se faire « nexter » tout de suite… (parce que oui, l’avantage de la nana-avec-une-tête-à-peu-près-normale sur le quarantenaire barbu, c’est que je me fais moins « nexter », héhé ;)

    Bref, pas enthousiasmant mais pas déplaisant non plus. Sauf si on en attend des échanges très construits, bien sûr.

  3. By Bishop on Mar 21, 2010

    Je n’ai pas envie d’essayer même si cela fait maintenant un moment que je vois des réactions là dessus. Je ne suis pas assez réseaux sociaux, enfin là c’est particulier tout de même dans le genre divertissement par autrui.

    Sinon cette notule laisse à penser qu’au fond Chatroulette c’est comme ouvrir sa boite aux lettres, il y a toujours l’espoir d’y trouver quelque chose d’intéressant tout en tombant que sur des factures…

    La seule chose qui me plait dans le fond c’est ce petit retour à l’anonymat.

  4. By Bishop on Mar 21, 2010

    Euh..Sinon je ne voulais pas comparer le blogueur de ces lieux à une facture… Au contraire c’est bien dommage de zapper une conversation avec quelqu’un d’intéressant…mais ce n’est justement pas le véritable critère de sélection de chatroulette, (qui n’existe pas au fond…)

  5. By Jean-no on Mar 21, 2010

    @Bishop : la différence avec la boite aux lettres c’est que sur ChatRoulette, tomber sur quelqu’un de potentiellement intéressant est peut-être l’expérience la plus angoissante : une vraie personne demande du temps et des égards…
    Je me demande ce que donnerait ce même système (deux personnes qui se rencontrent par hasard) s’il y avait une inscription préalable et qu’il était écrit un prénom et un lieu à côté de chaque participant.

    @Serein : J’imagine que le pourcentage d’exhibitionnistes va avoir tendance à augmenter,de même peut-être que le spam et les vidéos pré-enregistrées… On peut imaginer que ça finisse comme un espace où des gens exposent leur intimité à des publicités. Finalement c’est amusant.

  6. By matthieu on Mar 21, 2010

    je n’ai pas encore essayé non plus, mais cela peut donner de choses intéressantes, comme cette vidéo ou le musicien essaie vraiment d’exploiter le système : http://www.youtube.com/watch?v=32vpgNiAH60

  7. By Jean-no on Mar 21, 2010

    @Matthieu : pas mal du tout ! Je ne pense pas qu’on puisse utiliser ChatRoulette à des fins artistiques en l’utilisant comme prévu (un média anonyme de 1 vers 1) mais une fois les images enregistrées, c’est autre chose effectivement. Ici, un petit concert d’impro dont le public défile un par un. Amusant.

  8. By Gunthert on Mar 21, 2010

    Pas éprouvé non plus de gros frisson – qui a l’air de provenir essentiellement, dans la vision presse, de la dimension exhib.

    Par contre, un point intéressant est peu ou prou l’exclusion du langage de l’exercice de communication. Je me demande si l’exhib (qui commence par se montrer soi-même) n’est pas à comprendre dans ce cadre comme une performance ayant valeur en soi, qui permet de couper court à l’échange linguistique. (Parler? Pour se dire quoi?)

  9. By r on Mar 21, 2010

    il y a un peu plus de 6 mois, la même idée était déjà sortie mais sans la webcam. Je n’ai pas essayé le nouveau système,, mais sur l’ancien la plus grande partie des échanges devenaient très vite surréaliste. En plus on ne se faisait pas nexter à tout va, parce qu’on ne pouvait pas savoir à quoi s’attendre avant que ça devienne n’importe quoi.
    C’est marrant, dès qu’on rajoute l’image, on a plus rien à se dire et on s’exhibe

  10. By Shonagon on Mar 22, 2010

    La conclusion m’a bien fait rire.
    Néanmoins je reste sur ma faim et le phénomène pourrait mériter plus d’attention de par sa nouveauté, son dispositif si particulier, son succès d’usage et son succès médiatique.
    Retour sur une unique expérience de 2 heures environ (il y a 2 semaines).
    Chatroulette, c’est d’abord d’une grande tristesse (l’homme seul triste étant le genre le plus répandu dans cet univers) même si bien sûr on se souvient très bien des deux jolies allemandes, du trio portugais avec qui ont a bien rigolé. De ce côté ça m’a rappelé les free-parties avec ses hordes de zombies.
    Une expérience à faire ? Peut-être pas mais que beaucoup la fassent est une nouvelle expérience sociale.
    Il y a quand même un côté anti-Facebook qui personnellement n’est pas pour me déplaire. Là on sur l’autre réseau on se forge une image de soi pour les autres et pour soi. Un gigantesque jeu de avec beaucoup de mise en scène au service du conformisme et de l’auto-contrôle social. Sur ChatRoulette, le contrôle se relâche et l’on découvre et donne à voir une image de soi à la fois intime et spontanée. Alors que sur FB il y a une sourde tendance à valoriser la hiérarchisation sociale (que l’on peut par exemple mesurer au si obsessionnel nombre de fans) sur CharRoulette il n’y a que des relations de pair-à-pair. Point d’angélisme. On pourrait considérer qu’il s’instaure une différenciation avec le nombre de secondes. Mais le caractère éphémère de l’échange, la réciprocité du pouvoir du Next (Qui prend l’épée périra par l’épée) en atténuent grandement la portée. On ne construit rien, on passe, sans laisser de traces, on divague.
    (Avec autre curiosité je n’avais jamais vu si longtemps une image de moi-même.)
    Ici le temps réel ininterrompu et la multitude nous fait basculer dans une nouvelle dimension du réseau social. Peut-être pleine de vacuité. Mais le reste l’est-il pour autant ? N’est-ce pas le côté négatif du réseau social qui se donne à voir pour la première fois à une telle échelle.
    Des visages enthousiastes d’autres fatigués, absents. Une arrivée brute dans un espace personnel. Un décor sans cesse mouvant. La singularité dans la multitude.
    Un peu comme un bouton pause dans une de foule. Une attention futile, fugace mais attention quand même.
    Le regard de l’autre dans sa forme brute. Un data raw social en somme.

    « Au moins aurons-nous connu ce dernier avatar de l’ère chrétienne : une génération de zombies vissés à leur chaise percée, yoyotant du clavier, régnant sur les excroissances conceptuelles de leur nullité, et livrant contre eux-mêmes, dans l’univers des représentations, un combat qui fait de leur regard contemplatif le regard de la mort. »
    Raoul Vaneigem, in L’ère des créateurs

  11. By Jean-no on Mar 22, 2010

    @Shonagon : il y a sans doute une charge poétique à trouver dans ce ChatRoulette, enfin une métaphore de la vanité humaine et de la certitude de la solitude. Pensé comme ça, ça m’angoisse encore plus :-)

  12. By Jean-no on Mai 13, 2010

    Update : une performance d’artistes par Eva and Franco Mattes. À l’image, les chatroulettistes découvrent l’image d’un homme apparemment pendu.

  13. By ervin on Août 25, 2011

    j’ajouterai que maintenant sur certains sites de chat aléatoire il est possible de connaître la localisation de votre interlocuteur, ce qui est souvent un détail intéressant à découvrir !

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