Profitez-en, après celui là c'est fini

Futur en métal brossé

février 24th, 2010 Posted in Design, Lecture, Vintage

À l’occasion de la rédaction de mon mémoire de DEA1, soutenu il y a quelques années et qui était consacré (pour dire vite) au rapport entre art et programmation informatique, je me suis posé la question de savoir s’il existait un lien naturel entre la culture de la science-fiction et la pratique de ce qu’on se refuse en France à appeler les « sciences informatiques ». Ce n’est pas tant les clichés de la « culture geek » qui m’intéressaient que le fait de vérifier une intuition personnelle qui est que la pratique de la programmation informatique est ou a un temps été liée en profondeur à une « volonté de futur » (comme on parle en esthétique d’une « volonté d’art » — kunstwollen).
Je viens de trouver un indice dans une poubelle de mon université. Indice qui ne m’autorise à tirer aucune conclusion particulière mais que je note malgré tout ici : en 1987 on a publié au moins un livre d’informatique sous la forme (format, esthétique) qu’avaient à la même époque les romans publiés dans la plus prestigieuse collection consacrée à la science-fiction.

La collection d’ouvrages de science-fiction Ailleurs & Demain est publiée par Robert Laffont depuis quarante et un an. Outre la qualité légendaire du catalogue2, une de ses spécificités — apparemment abandonnée un temps, puis réapparue récemment — est l’emploi de papier métallique « brossé » pour les couvertures, choix esthétique qui ne détonne pas à côté de la production de l’art optique et de l’art cinétique mais aussi du design et de la mode qui s’inspiraient de ces mouvements artistiques à la fin des années 1960.

Je ne connais pas avec précision l’histoire de l’utilisation de ces papiers métalliques hors de la collection Ailleurs & Demain, mais je suis tombé hier sur un traité informatique abandonné dans un couloir de Paris 8 et dont l’aspect me semble avoir été inspiré par la collection de science-fiction mentionnée plus haut. Le livre est Moteurs de systèmes experts, par Robert Voyer, publié aux éditions Eyrolles en 1987. Contrairement aux livres de Science-fiction, réputés pour leur grande longévité (nombre des ouvrages des collections Ailleurs & Demain ou Présence du futur sont réédités sans relâche depuis des décennies — il faudrait s’interroger sur les raisons de la capacité paradoxale qu’a la science-fiction à engendrer des classiques), les livres consacrés à l’informatique deviennent rapidement obsolètes : les langages changent et les modèles se démodent. C’est le cas par exemple des « systèmes experts », branche honorable de l’Intelligence artificielle qui sans être absolument enterrée n’en est pas moins associée à une période historique précise culminant précisément au milieu des années 1980. Notons pour l’anecdote que l’intelligence artificielle compte parmi ses figures historiques Marvin Minsky, amateur des littératures spéculatives et ami de leurs auteurs, lui-même co-auteur d’un ouvrage de science fiction précisément publié chez Ailleurs & Demain, Le problème de Turing.
Est-ce que l’on peut trouver de nombreux livres d’informatique dont la conception graphique se réfère à la science-fiction, et si oui, quelle sont les périodes concernées ? L’enquête continue34.

  1. Diplôme d’études approfondies, qui suivait généralement le passage d’une maîtrise et qui n’est plus délivré à présent puisque maîtrise et DEA ont été remplacés par le grade de Master.  []
  2. Herbert, Heinlein, Dick, Spinrad, Brunner, Le Guin, Silverberg, Lem, Aldiss, Simmons, mais aussi des auteurs français tels que Demuth, Pelot et Jeury, sans oublier Gérard Klein, le directeur de la collection. []
  3. Mise à jour 26/02 : Et je ne suis pas seul pour ça, cf. les très intéressantes références qui m’ont été fournies en commentaire. []
  4. Mise à jour 02/2021 : Lire aussi : Ailleurs et demain ou la magie cinétique de l’Héliophore, par Thierry Chancogne et Catherine Guiral sur le site Tombolo. []
  1. 27 Responses to “Futur en métal brossé”

  2. By Christian Fauré on Fév 24, 2010

    la réponse m’intéresse également car je n’avais pratiquement jamais vu ce genre de couverture.
    Question : est-ce qu’on sent les reliefs avec le doigt ?

  3. By Jean-no on Fév 24, 2010

    Du point de vue tactile, les livres sont lisses. Par contre, en fonction de la lumière, la réflexion change, c’est souvent assez joli et furieusement op-art/art-cinétique.

  4. By ben on Fév 24, 2010

    J’avais découvert cette matière sur des pochettes de 33 tours d’électroacoustique :)

  5. By memo on Fév 24, 2010

    holala, j’ai 43 ans et à vous lire j’ai l’impression d’être un dinosaure ! J’avais de livres de cette collection; tous prêtés, aucun revenu..
    Suis pas sûre pour la capacité de la science fiction à engendre des classiques, lorsque tu les achète en seconde main, tu te rends compte qu’il y en a plein qui se perdent.

  6. By Jean-no on Fév 24, 2010

    Bien sûr tous les livres de SF ne restent pas des classiques, mais c’est un phénomène connu dans l’édition : la durée de vie des livres est en moyenne bien plus longue. Les best-sellers de la littérature générale, malgré des centaines de milliers d’exemplaires, sont souvent vite oubliés, tandis que des petits romans de Brunner, de Spinrad ou de Silverberg, malgré leur faible audience a priori, continuent d’être réédités. Plus étonnant encore, les invendus semblent moins pilonnés. Dans les fnacs on trouve parfois des « présence du futur » ou des « ailleurs et demain » dont la date d’impression est 1985…

  7. By aphone on Fév 24, 2010

    Comme le dit ben, la même esthétique a été utilisé par le label Prospective 21e Siècle actif entre 68 et 73 environ période similaire à celle des ouvrages SF. Vous pourrez lire un article intéressant à ce sujet ici (article de Simon Reynolds pour le magazine Wire)

  8. By Jean-no on Fév 24, 2010

    @aphone: Très intéressant. Et intéressant de voir que la même typo (une Helvetica a priori) a été employée.

    @David: Il y a apparemment de super-belles pochettes (on voit quelques repros ici)

  9. By david t on Fév 24, 2010

    la collection dont parle ben est «prospective 21e siècle» chez philips. on y trouve des disques de luc ferrari, françois bayle, etc. ce sont de très jolis objets aujourd’hui très prisés par les collectionneurs.

    ce site les répertorie: Discography of Philips’ Prospective 21e Siècle series

  10. By david t on Fév 24, 2010

    tiens, aphone et moi avons dû laisser nos commentaires en même temps. :)

    bien vu pour helvetica. ce genre d’utilisation a dû contribuer à donner à cette police une aura de modernité qu’elle n’a pas forcément d’emblée (puisqu’à la base il s’agit simplement d’une ènième variation sur la grotesque sans serif).

    pour revenir aux pochettes: je me rappelle un concert d’électroacoustique ici à montréal où un compositeur (randall smith je crois) avait exposé en mosaïque, sur la scène, sa collection de «prospective 21e siècle». l’effet était assez spectaculaire.

  11. By Bishop on Fév 24, 2010

    J’allais faire la même remarque pour les disques, l’Apocalypse de Saint-Jean de Pierre Henry ayant le même style de pochette, le lien est clair.

    http://www.discogs.com/Pierre-Henry-Apocalypse-De-Jean-Volume-II/release/913647

    Je n’avais pas observé par contre que c’était tout le label qui faisait cela, très intéressant.

  12. By Jean-no on Fév 24, 2010

    @David : vous avez posté à quelques minutes d’intervalle oui. Je ne pense pas avoir vu un seul disque de cette collection mais je comprends qu’elle soit mythique.

  13. By robo32ex on Fév 26, 2010

    Prospective 21eme siècle était bien l’influence de Klein pour les couv’ de A&D. D’ailleurs, dans le milieu SF, Klein a toujours fait figure de « l’intellectuel amateur d’avant-gardes ». Il signa même, si je ne me trompe pas, un superbe article sur l’art cinétique dans Fiction, je crois, mais je n’arrive pas à remettre la main dessus…

    sinon, Gerard Klein, dans un entretien pour Bifrost, à propos des couv’ de A&D :

    « comme c’était un matériau qui n’avait jamais été manipulé dans l’édition, on a commencé par me dire que c’était impossible. Il est vrai qu’on a eu de sérieuses difficultés au départ parce que le livre ne se manipule pas comme une pochette de disque. Le pelliculage avait tendance à se décoller et il était très difficile d’imprimer dessus titres et quatrièmes de couverture. […] Si nous avons arrêté cette maquette, c’est parce que Héliophore, le fabriquant de ce matériau […], ne s’en sortait plus. Il ne pouvait pas le vendre à d’autres éditeurs car il était trop marqué science-fiction et nos tirages n’étaient pas faramineux […]. Des publicitaires s’en sont brièvement emparés. Tchou l’a utilisé pour une collection financière qui n’a pas eu de lendemains… Deux ou trois ans avant d’arrêter, vers 1988-89, le fabriquant nous a dit qu’il n’allait plus pouvoir nous fournir, sauf si on était prêts à payer dix fois plus. On a utilisé les stocks jusqu’à épuisement, en 1991. On est alors passés à la couverture au rayon. »

  14. By Jean-no on Fév 26, 2010

    Précieuses références ! Très intéressant d’apprendre que Klein s’est intéressé à l’art cinétique, j’essaierai de retrouver ça.

  15. By robo32ex on Fév 27, 2010

    ça y est, j’ai retrouvé la ref. !
    Fiction # 160, mars 1967. trois pages dans les chroniques artistiques : Le Groupe de Recherche d’Art Visuel, par Gerard Klein. si ça t’intéresse, je le scanne et te l’envoie, no problemo :)

  16. By Jean-no on Fév 27, 2010

    Pas besoin (mais merci de proposer), je viens de le commander à l’instant (pour une misère d’ailleurs).
    Super.
    Tout ça me confirme 1) que j’avais raison d’établir certains liens et 2) que je ne suis pas allé chercher très sérieusement leur nature exacte, mais il me fallait bien un érudit comme toi pour le faire à ma place !

  17. By Smoldo on Mar 2, 2010

    J’ai encore vu, avec étonnement, des livres de la collections Ailleurs et Demain métallisés chez Chapitre.com à Angoulême il y a quelques jours… Faut que je vérifie les dates de parution, mais ça m’avait l’air de publications récentes…

    T.

  18. By Jean-no on Mar 2, 2010

    Oui, apparemment ça revient.

  19. By c4rin3 on Mar 14, 2010

    Ah c’est marrant ça! J’ai retrouvé dans mon grenier un de ces livres de la collection Eyrolles, sur le langage Prolog. Par rapport aux autres livres de programmation, cette couverture m’a marqué.

  20. By Jean-no on Mar 14, 2010

    Merci. Joli site et superbe favicon.

  21. By jeromeM on Mai 28, 2010

    Parmi mes 33T il y en a un avec ce type de pochette métallisée, c’est de la musique d’orgues jouée par Jean Guillou et il s’intitule « Visions cosmiques, improvisations dédiées à l’équipage d’apollon 8 ».

    Cette musique, ce titre et cette pochette font de ce disque un objet à part comme chargé d’électricité un peu comme ces livres dont vous parlez.

    C’est ce même disque qui m’envoi à l’église Saint-Eustache (Paris) tous les dimanches pour écouter jouer les grands orgues juste avant la messe.

  22. By Jean-no on Mai 28, 2010

    @JeromeM : Apollo 8, plutôt, non ?

  23. By aymeric on Nov 2, 2010

    Je pense que le disque d’orgues doit venir de l’équivalent discographique de la collection Ailleurs & Demain, Prospective du 21e siècle, chez Phillips.
    http://terribabuleska.free.fr/index.php?2010/01/19/255-vivement-le-xxieme-siecle

  24. By Gérard Klein on Août 5, 2012

    Eh bien, vous savez à peu près tout sur la genèse de ces couvertures. Je suis en effet un grand amateur de musique (alors) d’avant-garde et d’art cinétique (je n’ai malheureusement jamais pu m’offrir un Bury, un Soto, Agam ou d’autres, que j’allais admirer dans la galerie de Denise René, boulevard Saint-Germain à Paris, parce que je n’en avais pas les moyens dans les années 1960 et quand j’ai eu un peu plus de moyens, les prix avaient flambé, demeurant hors de ma portée. Curieusement, l’art cinétique a toujours été assez mal considéré, ou du moins tenu à l’écart, comme la science-fiction (je parle de la très bonne). L’art cinétique n’a pas beaucoup évolué, malheureusement, et à mon avis, la musique électro-accoustique non plus. Il y a des choses intéressantes du côté des percussion (de Strasbourg). J’ai le se,timent que les publics de tout cela décline, comme celui de la science-fiction.
    Je parcours toujours les galeries mais je n’aime pas du tout les tendances trop conceptuelles pour milliardaires snobs (genre Koons ou Hirst ou tout récemment Wim Devoy).

    Nous sommes revenus aux couvertures héliophore en 2009 à l’occasion du quarantième anniversaire de la collection puis avons récidivé sans que j’en connaisse aujourd’hui le prix et sache si nous pouvons réellement nous le permettre en ces temps réellement difficiles.

    Merci en tout cas de votre intérêt pour mes travaux et réflexions.
    Je m’intéresse aussi mais de loin et en amateur à l’actualité informatique et j’ai manifesté plus d’une fois mon scepticisme à l’endroit de l’Intelligence Artificielle forte.

    Gérard Klein (still alive an well)

  25. By Jean-no on Août 6, 2012

    Merci Gérard ! Ce n’est pas tous les jours qu’une légende de l’histoire de la SF et de l’édition commente ce blog.

  26. By Smolderen on Août 8, 2012

    Félicitations à rebrousse-temps, Mr Klein.
    C’était vraiment un habillage idéal pour l’époque et pour le choix de vos titres phares (Dune, Jack Barron et l’éternité, Tous à Zanzibar, Simulacres, Crash). Le choc tactile et visuel de ces couvertures métallisées, le choix d’œuvres majeures d’auteurs à peu près inédits en français à l’époque, les très bonnes traductions, le papier, la typo, le format inhabituel (surtout pour ce qui concerne la prise en main des briques comme Dune et Tous à Z.)… tout cela contribuait à faire de ces livres des artefacts d’avant-garde parfaitement représentatifs de l’esprit du temps, soulignant magnifiquement l’extrême modernité des auteurs comme Dick, Brunner, Ballard et les autres, que vous publiiez. (Alors que les couvertures triviales des éditions anglo-saxonnes ou des poches français suggéraient des grilles de lectures totalement dépassées.

  27. By Gérard Klein on Août 8, 2012

    J’espère que vous continuez à suivre et surtout à lire cette collection qui, je crois n’a pas démérité. Oui, il y a toujours eu un lien entre l’informatique et la science-fiction. Beaucoup d’informaticiens en lisaient et, je l’espère, en lisent toujours. Très souvent quand j’avais un petit problème d’ordinateur, le réparateur connaissait mon nom et me faisait cadeau de son intervention en échange de quelques livres.
    J’ai ausi participé à des colloques sur IA et sf.
    Parmi les ouvrages récents que j’ai publiés et qui devraient intéresser votre communauté, il y a la trilogie de Robert Sawyer, Éveil, Veille et Merveille, qui conte l’émergence d’une IA sur la Toile dans des conditions très particulières et très intéressantes.

  28. By Jean-no on Août 17, 2012

    @Gérard Klein : Je viens d’acheter Éveil, du coup. Ce qui me rappelle que je ne suis jamais venu à bout du cycle d’Herbert avec L’Effet Lazare, l’Incident Jésus et Destination vide, reproduits sur cette page et qui sont justement une sombre affaire d’IA…

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