Profitez-en, après celui là c'est fini

Cassette

juin 15th, 2008 Posted in Chansons, Pas gai

J’ai eu mon premier radio-cassette en 1982, pour mes treize ans. Mes parents m’avaient cérémonieusement emmené chez Darty pour le choisir, il était noir et vert, de marque Brandt, c’était un premier prix mais il devait valoir quatre ou cinq cent francs, ce qui n’était pas rien.

Je passais mes nuits à écouter France Inter, Carbone 14, Radio 7 ou la Voix du Lézard, le doigt sur le bouton « REC », prêt à enregistrer tous les titres à l’intro prometteuse ou familière. Chaque enregistrement était tronqué et commençait par un « gruiiiik » porcin — le son de mon doigt enfonçant la touches « REC ».
Je ne le savais pas mais j’étais un pirate, coupable de contrefaçon d’œuvres relevant de la propriété intellectuelle.

Tous les jours, j’enregistrais mes disques vinyles sur des cassettes. Je dessinais de belles pochettes pour leurs boitiers transparents, et je les donnais à mes copains, qui eux aussi me faisaient des cassettes.
Nous étions des pirates, sans le savoir. Si on nous l’avait dit, on n’y aurait pas cru. On pensait juste adorer la musique et on tatouait au marqueur les noms de nos groupes préférés sur nos sacs de toile kakis : Téléphone, Kiss, Renaud, Iron Maiden, AC/DC, U-Roy, Bob Marley, Peter Tosh, Led Zeplin, The Clash, Sex Pistols, Starshooter, Bijou, Trust, UB40… À la télévision, ces gens n’existaient pas, ou quasiment, le poste diffusait une soupe Dupond-Lajoie insupportable et Drucker n’osait pas inviter Michael Jackson (le Michael Jackson d’avant Thriller) dans son émission, car il craignait que son public change de chaine s’il voyait apparaitre dans le poste un noir autre que Henri Salvador.
Pourtant il ne serait pas parti bien loin, le public : il n’y avait que trois chaines de télé.

Aujourd’hui aussi les amateurs de musique sont toujours des criminels, mais ce qui est nouveau, c’est qu’ils ne peuvent plus l’ignorer, ils sont les méchants et ils sont encore pires que ça puisqu’ils le savent. Ce qui est nouveau aussi, c’est qu’avec Internet, on peut quantifier les pirates, et même les trouver individuellement et leur demander réparation à un taux qui n’est pas toujours vraiment proportionné au préjudice.
Les gentils de l’affaire, ce sont de grosses sociétés qui n’ont notoirement jamais voulu le bien d’aucun artiste et qui vendraient sans doute les organes de ces derniers si cela pouvait se faire sans courir aucun risque légal. Ces « gentils » décident de l’ordre du jour à l’Assemblée, soufflent leurs répliques aux ministres et obtiennent qu’on rédige les lois qu’ils exigent et qu’on instaure les taxes absurdes qu’ils réclament. Comment peut-on être contre le fait que les chanteurs gagnent leur vie, nous demandent Pascal Nègre et Denis Olivennes avec leurs petits yeux mouillés… Pour télécharger illégalement un fichier, il faut vraiment manquer de cœur.

Mais ils n’ont pas réellement peur des gamins qui s’échangent illégalement des MP3. Ils ont bien plus peur du téléchargement légal, car celui-ci rend une partie de leur travail plus ou moins inutile. Quelques groupes débutants ou installés l’ont prouvé : on peut créer un studio sonore assez professionnel dans sa cave pour quelques milliers d’euros, on peut distribuer ses titres sans frais sur les plate-formes légales et on peut se faire connaitre sur MySpace ou sur Youtube. Je prédis que de plus en plus de groupes y viendront, car ils voient bien comment les « majors » maltraitent leurs collègues : vedettes d’hier abandonnées lorsque les ventes s’érodent, artistes interchangeables créés1 pour un ou deux titres vendus à coup de matraquage télévisuel et radiophonique.

On est revenus aux années Giscard : soupe unique sur toutes les chaines, sur toutes les stations. Ce n’est plus de l’accordéon et du Mireille Mathieu, c’est du « R’n’B ». Il y a à présent des centaines de télévisions et de radios c’est vrai, mais elles martèlent les mêmes titres en boucle, car c’est apparemment le seul moyen d’être sûr de vendre, que la chanson soit bonne ou pas (je suis sûr qu’une explication neurologique de ce fait existe).
Aujourd’hui, on nous propose donc une surveillance généralisée des internautes par des cyber-milices privées, un filtrage de nos échanges de données, des sanctions non-judiciaires (et sans appel ?) — le pirate verra son accès coupé mais il pourra aussi être poursuivi pour contrefaçon.
Ce n’est plus « surveiller et punir », c’est « surveiller, tondre et punir ».

Et rien n’est fait pour rendre le modèle du téléchargement légal franchement attractif. Dernièrement, j’ai changé d’ordinateur. J’ai installé dessus tous les titres que j’avais acquis le plus légalement du monde, au prix fort, soit 0,99 euros chaque. Et puis j’ai réinstallé le système d’exploitation, pour régler une sombre affaire de disque dur configuré en RAID, j’ai réinstallé tous mes titres. Depuis, une trentaine de chansons que j’ai acheté sur les sites de Virgin ou de la Fnac refusent de se lancer et m’expliquent que j’ai téléchargé leur licence trop de fois pour être honnête (j’avais apparemment droit à trois fois). Imaginez si un jour votre réfrigérateur se connectait au serveur de son constructeur pour savoir si vous n’avez pas déménagé une fois de trop. C’est bien du téléchargement légal qu’ils ont peur, car avec lui, les artistes n’ont plus forcément besoin d’Universal ou de la Fnac.

  1. Certains musiciens ne s’appartiennent pas : leur nom est une marque déposée par une société de production. S’ils abandonnent leur contrat, ils perdent aussi leur public. Rien de neuf, on se rappellera du destin de « Sœur sourire », qui a perdu son public le jour où elle a été contrainte de changer de nom. []
  1. 7 Responses to “Cassette”

  2. By Wood on Juin 16, 2008

    Sans compter qu’on essaye de rendre hors la loi les sites de partages de fichiers sous pretexte de lutte contre les pédophiles.

  3. By Jean-no on Juin 16, 2008

    Oui. Je n’en ai pas parlé dans l’article (pour une fois je voulais faire court) mais on nous sort à présent l’argument massue de la pédopornographie : comment peut-on défendre la pédopornographie, hein ? Lire : La quadrature du net sur le sujet, ou Écrans à propos des menaces qui pèsent sur Usenet : cette plate-forme historique serait bloquée par les principaux opérateurs américains, au même motif. Et parmi ces poids-lourds, il y a Warner, un des plus gros ayant-droits de la planète, qui doit se sentir plus concerné par les échanges de fichiers musicaux ou cinématographiques que par la pédopornographie.
    Quand on sort des épouvantails pareils (pédophilie, négationnisme, terrorisme), c’est qu’on veut paralyser toute contestation.

  4. By Aisyk on Juin 22, 2008

    Très bon article qui résume bien ce que je pense de cette « lutte » contre la piraterie. Elle est vaine, mon père m’a filé des K7 qu’il copiait dans les années 70, c’était bien répandu. On est depuis toujours habitués à avoir de la musique gratuite sous nos oreilles. Quand on enregistrait la radio, on « piratait »… C’est naturel chez l’homme que de vouloir transmettre sa culture aux autres… pourquoi vouloir la restreindre ?

  5. By Jean-no on Juin 22, 2008

    C’est vrai que, hors questions juridiques, la musique est quelque chose qui se partage, au sens où on aime que ceux qu’on aime écoutent les mêmes choses que nous, se « calent » sur les mêmes affects esthétiques, une même ritournelle permet de se « synchroniser » émotionnellement, et c’est quelque chose d’agréable.
    Par ailleurs, on se fait assommer de musique qu’on n’a pas demandé à la radio, dans les supermarchés, à la télé. Et cela constitue une agression, et plus encore quand on nous dit qu’il ne nous reste plus qu’à acheter ces musiques qu’on nous inflige.

    Il y a cependant une raison objective de restreindre la diffusion « libre » des œuvres, ce sont les revenus des artistes. On ne peut pas reprocher aux artistes d’avoir peur pour leurs plumes ni même à l’industrie musicale (qui est loin de n’être que parasite) d’avoir peur aussi. On ne peut pas demander à qui que ce soit de renoncer à ses revenus, ou si on le fait, on doit s’attendre à ce que la personne se défende. D’un autre côté, chaque changement technique (la notation musicale, l’enregistrement, la recopiabilité, Internet) doit forcer l’industrie et les artistes à s’adapter.
    Cette année, pour la première fois, le revenu de l’industrie musicale a baissé, dans une proportion très mesquine (0,20%), car quand l’industrie dit « les ventes de disques s’effondrent », elles négligent de dire que ça ne compte que pour une petite part de leurs revenus (en même temps je comprends qu’ils ne se vantent pas de faire leur beurre en sonneries de portables). Avec 0,20%, on n’est pas encore dans le drame. Mais être rémunéré pour leurs créations est une demande légitime de la part des artistes. Il faut trouver de nouveaux biais.

  6. By pX (Les Rockuptibles) on Août 16, 2008

    Bonjour ; Plaisant article, qui m’a rappelé mon poste à moi, enfin celui de ma sœur, un Philips où j’enregistrais à peu près les mêmes trésors.

    Aujourd’hui je suis musicien. Je fais des concerts pour gagner ma vie, et des disques pour offrir à des filles :

    http://www.lesintouchables.info/touche/
    http://hallucinet.online.fr/ftp/Azer0/

    Enjoy !

  7. By flo on Juin 17, 2009

    Bonjour, quel plaisir de tomber sur cet article qui ne manque ni d’exactitude ni d’esprit critique.
    Je suis également assez nostalgique de cette période de la cassette audio, d’autant que le « piratage » ne pouvait pas être aussi bien surveillé qu’aujourd’hui.
    Mais comme tu le disais si bien il ne faut pas tomber dans la caricature, certains label sont composés de fervents musiciens et de passionnés

  8. By Anna on Nov 10, 2012

    La solution équilibrée passerait peut-être par un demi-piratage, acheter le fichier légalement puis faire sauter les DRM qu’on peut trouver abusifs pour éviter les soucis de changement de support.

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