Profitez-en, après celui là c'est fini

L’âme d’une nouvelle machine

décembre 4th, 2008 Posted in Lecture, Ordinateur célèbre

Sorti en 1981, Eagle (The Soul of a new machine — l’âme d’une nouvelle machine) n’est pas un roman banal. Je sais peu de choses sur la manière dont il a été reçu en France1 où il a été publié par Flammarion en 1982, mais aux États-Unis, Eagle a été courronné par le très prestigieux prix Pullitzer dans la catégorie « Non Fiction ».
Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage plutôt littéraire, Eagle entend en effet relater des faits réels avec précision, on peut donc le qualifier de roman-témoignage. Son sujet est l’aventure industrielle de la création, à la toute fin des années 1970, d’une nouvelle gamme de mini-ordinateurs, le Eclipse MV/8000 de la société Data General, ordinateur dont le nom provisoire était Eagle2 . Le moral d’une équipe, l’énergie d’un chef de projet, les services concurrents à l’intérieur d’une même société, c’est ce genre de choses que Eagle raconte, sans changer les noms des personnes et sans masquer le moindre détail susceptible de fâcher — quoique à la réflexion je vois peu de détails qui fâchent ici. Malgré l’aspect ultra-spécialisé des enjeux (comment créer une machine 32 bits qui ne concurrence pas de manière stérile un projet plus « sexy » lancé par une autre équipe dans un autre état…), le lecteur peut à mon avis percevoir ce que le processus industriel peut avoir d’épique et d’exaltant. Plus qu’un roman pour « nerds », Eagle parle du métier d’ingénieur et je suppose que l’on aurait presque pu écrire le même genre d’ouvrage en parlant d’aviation ou de réfrigérateurs.

Plus de vingt-cinq ans après sa sortie, Eagle a cependant gagné un supplément de sens car il nous rappelle la vanité de certains combats. La mini-informatique a été supplantée par la micro-informatique et par la domination du software sur le hardware. La société Data General, rachetée par un fabriquant de solutions de stockage informatique, n’a même plus de site internet, et ses concurrents (Honneywell, Dec, Wang, etc.) ont presque tous connu des sorts comparables.
Document de premier plan sur son époque, Eagle est écrit par quelqu’un qui découvre complètement l’univers de l’informatique et qui nous la présente avec les yeux grands ouverts. Les yeux et les oreilles, d’ailleurs : qui penserait à dire aujourd’hui que les disques durs émettent des sons qui rappellent le grignottement ? Le son d’un disque dur, en 2008, nous rappelle surtout le son… d’un disque dur. Au fil des pages on tombe sur des descriptions assez bien vues, telles que cette évocation de l’esthétique des circuits imprimés dont la qualité plastique est évidente (montrez une carte mère à un enfant et observez sa réaction) mais qui a, je pense, rarement fait l’objet de descriptions littéraires :

Certaines des plaquettes sont colorées, au point d’être agréables à l’œil. Il y a quelque chose, dans leur complexité, qui semble chanter le triomphe de l’ordre. Il s’en dégage l’impression qu’elles ont un sens, une signification, mais pas à la manière dont, par exemple, les différentes pièces d’un moteur en mouvement ont une signification, un rôle accessible  à la compréhension immédiate. Le dessin visible de la surface d’une carte ne permet en rien d’en déceler la fonction3 .

Pour qu’un sujet si austère a priori parvienne à captiver ses lecteurs jusqu’à devenir un authentique best-seller, l’auteur s’appuie sur ses personnages et notamment sur celui de Tom West, le chef de projet, rencontré par Tracy Kidder lors d’une croisière de plaisance et dont le sang-froid et même l’enthousiasme à piloter le navire pendant une tempête l’avait stupéfié. C’est, curieusement, en parlant des personnes et de leur parcours que le roman parvient à évoquer réellement ce qu’est la spécificité de l’ingénérie en informatique.
L’auteur a très bien compris l’enthousiasme de l’ingénieur informaticien, les défis que ce dernier aime surmonter, la découverte, l’invention, les éclairs de génie que l’on a au réveil, sous la douche, en marchant ou à l’heure où le dîner refroidit et qui occupent l’esprit tout le week-end. La manière dont les idées ne viennent pas tout de suite, la façon dont il faut parfois laisser mûrir des idées, végéter dans le travail, se mettre en situation de péril professionnel parfois, pour achever véritablement le travail en quelques jours. Il parle aussi très bien des différentes approches ou des différents tempéraments qui s’affrontent et qui se complètent  dans une équipe : ténacité, perfectionnisme, réalisme.

Témoignage précis, Eagle montre en effet qu’il existe des personnalités très diverses d’ingénieurs. Ceux qui aiment concevoir, ceux qui aiment démonter et comprendre, ceux qui aiment faire fonctionner sans comprendre, ceux qui pensent aux applications futures et ceux qui au contraire ne s’intéressent qu’à l’élégance des solutions, les instinctifs, les méthodiques, les planificateurs… Il semble même que sans toutes ces personnes complémentaires, sans cette alchimie humaine, un objet éminemment technique tel que cet ordinateur n’aurait pas pu être fini.
On mesure aussi à quel point il arrive à l’industrie d’abandonner des projets — pour nombre des protagonistes de l’histoire, le projet Eagle est d’ailleurs une revanche prise sur un projet précédent qui avait dû être abandonné. On constate aussi que les batailles techniques remportées (des semaines passées à écumer des kilomètres de listings pour tenter de comprendre une erreur par exemple) ne sont comprises et donc (à peine) célébrées que par ceux qui s’y sont engagés. Au résultat, l’utilisateur d’un ordinateur ou d’un programme ne prendra conscience de l’existence de ses créateurs que si quelque chose ne fonctionne pas bien. Ainsi pour l’ingénieur, faire que « ça fonctionne » est un combat complexe et exaltant tandis que pour l’utilisateur, le bon fonctionnement du système est la normalité.
La fin du livre est intéressante. Voyant que son projet a atteint le stade de la viabilité, et assuré qu’il ne sera pas subitement annulé, le chef de projet West abandonne son Eagle pour partir vivre au Japon où d’autres projets industriels l’attendent. Lors de la présentation à la presse du MV/8000, il reste en retrait et personne ne connaît son rôle en dehors de ceux qui ont travaillé sous son commandement. Une fois la machine sortie, les autres ingénieurs connaissent une « redescente » qui me semble très caractéristique, une sorte de dépression post-partum.

Je note avec intérêt et même  avec une pointe d’étonnement la présence, dans ces bureaux de la fin des années 1970, d’une « culture geek » tout à fait semblable à celle qui a cours aujourd’hui dans les mêmes professions : le Seigneur des Anneaux, James Bond ou encore Star Wars sont des références constantes. Les protagonistes du récit jouent par ailleurs à un jeu de d’aventure médiévales fantastique sur ordinateur. La question de l’âge (que deviennent les informaticiens après 35 ans se demande l’un d’eux) ou du manque de diversité sexuelle (le chef de projet West tente désespérément de trouver des femmes ingénieur à embaucher) font toujours partie des questions qui se posent dans ce domaine professionnel. Découvrira-t-on un jour un gène de l’informaticien ?

Précurseur de d’une pratique aujourd’hui assez répandue — l’histoire des entreprises — Tracy Kidder a fait de la naissance des ordinateurs Eclipse MV/8000 le projet informatique et même le projet industriel le mieux documenté au monde.
C’est sans doute aussi l’unique best-seller, hors mauvaise science-fiction, qui contient des phrases telles que :

il essayait de déterminer lequel, du 21 ou du 45, était le bon numéro de bloc, et pour ce faire il remontait le programme vers l’amont, à partir du point litigieux. Mais il est clair décidément que la réponse se situe plus haut encore, en deça du champ d’exploration des analyseurs […] il va donc faire exécuter le programme jusqu’à la quatrième passe et, chaque fois que Gollum effectuera les instructions JSR et Return, il arrêtera la machine pour prendre un cliché grâce à l’analyseur, et en obtenir une sortie imprimée sur la console.

Malgré ses efforts méritoires et malgré une approche pédagogique affirmée, on perçoit parfois que l’auteur rapporte certains détails techniques sans les comprendre tout à fait. C’est ponctuel, mais illustré par quelques métaphores un peu douteuses. La traduction française, par Rose-Marie Vassallo-Villaneau, me semble tout à fait honorable du pur point de vue technologique.

Columbia pictures a pris à l’époque une option sur les droits du roman dans le but d’en faire un film, mais le projet n’a pas abouti. Il est vrai que tout ça manque un peu de faits-divers et d’histoires d’amour, en dehors du cas d’une secrétaire très jolie et qui est anonymement harcelée par un programmeur-hacker qui se révèlera appartenir à un autre service et qui chaque jour se débrouillait pour faire apparaître des insanités sur l’écran du terminal de la demoiselle.
En France, l’ouvrage a été réédité en 1994, mais apparemment pas depuis.

  1. J’ai retrouvé un article du numéro 7 du journal Telesoft, ou un dénommé Pierre Goujon, professionnel de l’informatique, réagit avec une certaine virulence à ce livre auquel il reproche une approche trop journalistique. []
  2. Le MV/8000, créé pour concurrencer le Vax de Dec, a connu un succès certain à sa sortie. Il valait 1,5 millions de francs, c’est à dire deux-cent mille euros. []
  3. Le visuel choisi pour la couverture, même s’il s’agit plutôt de l’intérieur d’un circuit intégré, semble d’ailleurs précisément inspiré par ces lignes.  On notera au passage l’emploi par Flammarion d’une typographie «cyber».  []
  1. 2 Responses to “L’âme d’une nouvelle machine”

  2. By david t on Déc 8, 2008

    il y a étonnamment peu de littérature autour de l’histoire de l’informatique et plus généralement de l’ingénierie. c’est étrange.

    par exemple, sur amazon, je n’ai trouvé qu’un seul livre traitant de l’histoire des langages de programmation, et il s’agit en fait d’une compilation de papers prononcés lors d’une conférence en 1993! (je l’ai quand même demandé pour noël, non mais.)

    (sur le web, on peut trouver le très intéressant texte sur l’invention de C, qui provient précisément de cette conférence.)

  3. By Jean-no on Déc 8, 2008

    Sur l’histoire générale de l’informatique il existe un classique francophone, qui est une histoire de l’informatique par Philippe Breton, en collection Points Seuil. Je vois qu’il est à nouveau édité (il ne l’était plus). Mais il y a peu d’autres références. Il faut dire que les grandes sociétés ne s’occupent pas très bien de leur propre mémoire, alors il reste des documents pas toujours parlants comme les dépôts de brevets, les procès, etc.

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