Profitez-en, après celui là c'est fini

Mon ordinateur porte des chaussures de tennis

mai 23rd, 2008 Posted in Images, Interactivité, Lecture, Link-dropping, logiciels, Modèles abandonnés, Ordinateur au cinéma, Vintage

Le film informatique du jour est The Computer Wore Tennis Shoes, ce qui signifie « l’ordinateur portait des [chaussures de] tennis« , mais le titre en français est L’Ordinateur en folie. Le film est produit par la société Disney et réalisé en 1969 par Robert Butler. L’interprète principal est Kurt Russel, l’acteur fétiche de John Carpenter.

Eh oui, Snake Plissken n’a pas toujours été Snake Plissken. Avant d’être le baroudeur borgne sans foi ni loi de New York 1997 et de Los Angeles 2013, avant d’être l’ancien héros de la troisième guerre mondiale devenu criminel par dégoût des politiciens qui l’ont envoyé au casse-pipe, Snake a été un gamin assez ordinaire.
À l’époque il s’appelait Dexter Riley. On trouve sa trace sous ce nom dans deux autres films : Now you see him, now you don’t (1972) et The Strongest man in the world (1975). Dans le premier de ces deux films, il devient invisible, et dans le second, fort comme un tracteur.

Le générique de L’Ordinateur en folie, signé par un dénommé Alan Maley (qui ne fera oublier ni Pablo Ferro ni Saul Bass), évoque de manière feignante la culture informatique : cartes perforées, bandes magnétiques, chiffres, typo inspirée des fontes « Magnetic ink character recogniction« . La chanson qui accompagne ces images est une pop bubble-gum insipide agrémentée de quelques « bip-bip » qui introduisent le sujet avec lourdeur. L’interprète, Bruce Belland, a été le chanteur des Four Preps, un groupe oublié des années 1950-1960 dans lequel, pour l’anecdote, chantait aussi Glenn A. Larson, connu par la suite pour avoir été le producteur de bon nombre de séries télévisées à succès des années 1980 : Magnum, l’Homme qui valait trois milliards, Battlestar Gallactica, K2000, etc.

Le film se déroule à la fin des années 1960.
Dexter est étudiant au Medfield College, une université privée et même, privée de moyens financiers, notamment si on la compare à sa voisine, l’université d’état de Springfield. Cette indigence est la raison qu’avance le doyen Higgins pour refuser au professeur Quigley l’investissement qu’il réclame : un ordinateur. Les cancres de l’établissement – Dexter en tête – décident de prendre une initiative : ils se rendent chez A.J. Arno, un homme d’affaires local, pour lui demander de donner gracieusement à l’université l’ordinateur qu’il s’apprête à remplacer. Dans un premier temps, l’homme refuse, mais il voit finalement là un moyen facile pour éviter de faire son don annuel à l’université. Une fois que les jeunes gens venus faire appel à sa générosité ont quitté son bureau, A.J. Arno montre son véritable visage au spectateur du film : il est en fait le patron d’une franchise clandestine de cercles de jeux, de tripots et autres établissements suspects.

L’ordinateur est donc livré à l’université, au grand dam du doyen qui constate avec désespoir que ce don fait baisser les revenus de son établissement de manière substantielle.
Alors qu’il enseigne les fondements de l’informatique à ses étudiants, le professeur Quigley endommage l’ordinateur. Il faut faire 120 kilomètres pour chercher une pièce en remplacement. Dexter se dévoue et tente d’effectuer la réparation lui-même. Seulement cette nuit-là, il pleut, il y a de l’orage, et le jeune homme est électrocuté alors qu’il manipule les composants informatiques. Comme on a pu le constater dans bien d’autres films, ce type d’accident peut avoir des conséquences totalement imprévisibles

Cette fois, la conséquence est que Dexter devient lui-même un ordinateur, c’est à dire qu’il possède la capacité de traitement, la rapidité, la capacité à mémoriser et même l’intégralité des connaissances de l’ordinateur de A.J. Arno. Or cet ordinateur contient de nombreuses informations compromettantes pour son ancien propriétaire.
Le soir de l’accident, Dexter se couche en émettant d’étranges « bip » et en énumérant d’étranges listes de chiffres et de mots relatifs à un certain Applejack – dont on apprendra plus tard que c’est le pseudonyme d’A.J. Arno dans la pègre.

Le jour suivant, à l’occasion d’un test d’intelligence, Dexter fait la démonstration de ses nouveaux talents. Lorsque le médecin, le doyen et le professeur lui font passer des examens, ils constatent, incrédules, qu’il est devenu un ordinateur, ainsi qu’en atteste une analyse du fond de son œil (à présent rempli de lumières clignotantes) ou une radiographie de son cerveau, qui clignote aussi mais où l’on devine des silhouettes féminines en tenues légères et des jeux de casino.

Le nouvel état de Dexter est une chance pour l’université. Baladé comme un animal de foire, questionné par les plus grands savants, il s’avère infaillible et emmagasine sans cesse de nouvelles connaissances. L’entrepreneur verreux A.J. Arno, le doyen de l’Université d’état et celui de l’université de Medfield se disputent le prodige : le premier compte utiliser Dexter pour gagner aux courses et les deux autres, pour gagner un trophée académique extrèmement bien doté dans une compétition organisée par un éditeur d’encyclopédies.
Flatté par la cour dont il fait l’objet de toutes parts, Dexter commence à oublier ses amis et notamment, sa petite amie Annie, laquelle subit l’humiliation de voir à la télévision son fiancé embrasser avec une familiarité excessive deux jolies filles venues lui porter un bouquet.

La suite est une interminable course poursuite : les mafieux (qui entretemps ont compris que Dexter représentait un danger pour eux puisqu’il connaît par cœur leurs comptes occultes), les doyens d’université et surtout sa bande d’amis se battent pour Dexter.
Le héros du récit redécouvre finalement les vertus de la camaraderie que sa « starisation » (ou son ultra-rationalisme d’ordinateur, on ne sait trop) lui avait fait négliger. L’histoire s’achève lorsque A.J. Arno, couvert de peinture pour des raisons qu’il serait laborieux de détailler ici, est confondu par une enquête policière et que l’université de Medfield remporte le prix décerné par l’Encyclopédie Universelle, malgré le retour à son état normal du héros de l’histoire après que ce dernier se soit cogné la tête.

Comme beaucoup de films « live » issus de chez Disney (la tristement célèbre série des « coccinelles » par ex., ou les documentaires animaliers scénarisés), celui-ci est absolument idiot. Et comme souvent les films idiots, il en dit long sur son époque.

Un sociologue s’intéressera sans doute au portrait d’une jeunesse hédoniste qui refuse l’ordre ancien et qui veut conquérir son indépendance, car c’est un thème parfaitement approprié en 1969. De manière ironique, chaque fois que les jeunes gens du film se regroupent, le doyen les observe avec inquiétude et explique qu’il s’agit d’agitation politique (« unrest ») alors que le sujet de ces manifestations est plus mesquin : les gamins sont massés autour d’un talkie-walkie qu’ils utilisent pour espionner le conseil d’administration de l’école dans le but de savoir si leurs envies immédiates seront satisfaites. Le film anticipe peut-être ici les accusations portées quelques décénies plus tard envers cette génération « engagée » (contre la guerre au Viet-Nâm, pour les droits civiques, pour le féminisme, etc.) dont certains disent à présent qu’elle n’a jamais œuvré qu’à son bien-être immédiat. Accusation infondée selon une étude sociologique que j’ai survolée à ce sujet : la génération des baby-boomers a effectivement pris et conservé le pouvoir, mais elle est aussi la génération qui a le plus œuvré au bien-être (et pas seulement financier) de sa progéniture, la génération la plus engagée dans le milieu associatif, etc.

Mais je digresse – et pour tout arranger je ne me rappelle plus où j’ai pu lire une étude sociologique sur ce sujet, sur Wikipédia on m’aurait depuis longtemps collé un un méchant bandeau {{référence nécéssaire}}.

Les jeunes « modernes » – les héros du récit, les « gentils » – sont unanimement incultes, notamment lorsqu’on les compare aux étudiants de l’Université publique de Springfield, dont l’air sérieux, l’attitude stricte et la fatuité semblent pourtant peu enviables. La qualité de Dexter et de ses amis, c’est de faire preuve d’une certaine fraîcheur et d’une grande solidarité. On notera par ailleurs que les filles et les garçons se traitent sur un relatif pied d’égalité mais on imagine mal un disney « live » utilisant la tension sexuelle comme ressort narratif, il n’y a donc sans doute aucune revendication sociale et politique à chercher ici.
En revanche, la présence de plusieurs acteurs noirs dans le film, dont un parmi les acteurs principaux, n’a sans doute rien d’innocent alors que la bataille des droits civiques tire à sa fin.

 

Je remarque en tout cas que le moyen trouvé ici pour faire apparaître la ringardise de la génération précédente, c’est notre vieil ami l’ordinateur.
Au début du film, l’équipe pédagogique de l’école débat de l’intérêt de l’achat de l’ordinateur. Le doyen explique qu’il est ouvert au progrès mais qu’il trouve que l’acquisition de becs bunzen ou de grenouilles vivantes est prioritaire. Subitement, un vieux professeur, le régent Dietze, se lève péniblement (il faut l’assister pour qu’il se maintienne debout) pour dire d’une voix chevrotante : modernization is not everything ! (la modernisation n’est pas tout)

Tout cela m’a rappelé que, un ou deux ans plus tôt, dans Cent mille universités, Michel Sardou, déjà anti-tout, forcément prêt à prendre la défense des « vraies valeurs » contre le monde « qui va trop vite », chantait dans l’indifférence générale (sa célébrité n’adviendrait qu’après 1968) ces quelques lignes qui nous parlent aussi d’université, d’ordinateurs et de modernité. Attention les yeux :

Quand il y aura cent mille universités
Cent millions d’hommes vivant dans les facultés
Qu’adviendra-t-il de nos petits métiers
Restera-t-il un sabotier
[…]
Les filles n’auront même plus le temps d’aimer
[…]
Habillées d’ennui Et comme des ombres
Elles se diront : où sont les garçons ?
[…]
Quand il y aura cent mille universités
Cent mille toits pour cerveaux à cultiver
Entre deux grands problèmes à évoquer
Qui parlera du sabotier
Il nous faudra vivre dans un grand building
Histoire de standing
Fini les beaux livres
On dira je t’aime sur des IBM

C’est vrai quoi, personne ne parle des sabotiers (j’essaie d’imaginer Michel Sardou, dans sa piscine, aujourd’hui, parlant de sabotiers…), tout ça parce qu’il y a trop d’universitaires ! Enfin si j’ai compris la chanson. Mais que fait Valérie Pécresse ?
Je reste en tout cas stupéfait de la prescience du chansonnier réactionnaire. Avant Meetic, avant le Minitel, avant l’e-mail, à une époque où l’on posait tout juste les quatre premiers câbles du réseau Arpanet/Internet, il avait prévu qu’un jour on dirait « Je t’aime » à l’aide d’ordinateurs.

Revenons à notre film.
On y voit aussi apparaître, de manière inattendue, trois peintures de Marcel Duchamp. Marcel Duchamp est décédé pendant ou peu avant le tournage. Ces trois tableaux servent de support à une des questions auxquelles sont soumis les concurrents au jeu télévisé encyclopédique, il leur est demandé d’en dire les titres et les dates.

Après l’émission, on voit trois des amis de Dexter qui regardent les tableaux d’un air perplexe : « ça, un nu dans un escalier ? » Il est très difficile de deviner l’intention précise du scénariste dans cette scène, de savoir s’il raille le manque d’ouverture intellectuelle des jeunes gens et leur inculture satisfaite (cela pourraît être le cas, mais c’est le personnage ridicule/anti-moderne du doyen qui se plaint de ce manque de culture) ou si il s’agit au contraire de l’expression du « bon sens » de l’américain moyen face à la « culture cultivée » européenne, intimidante et sophistiquée. Le jeune homme qui donne son avis sur les peintures de Duchamp est à ce point l’américain moyen que la seule question à laquelle il a pu répondre lors de la quinzaine de jours qu’a duré le jeu est le nom de la ville qui se trouve au centre géographique du pays, Lebanon, dans le Kansas, bourg où vit son oncle.

Un dernier thème, toujours très 1968, est celui de l’éducation… Cervelle bien pleine contre cervelle bien faite ? Vaut-il mieux connaître par cœur une encyclopédie ou au contraire savoir conserver ses amis et savoir se servir d’une machine qui peut être savante à notre place ? S’il fallait choisir, faut-il être heureux ou faut-il être savant ? L’érudition conformiste et les connaissances inutiles (puisqu’un ordinateur peut s’en charger) ou absurdes (un nu dans un escalier qui ne ressemble apparemment pas à ce que des jeunes adultes mâles, même dans un Disney, attendent d’un nu) ont-elles la moindre valeur face à l’envie d’émancipation et de biens matériels ?
Au début du film, Dexter (qui n’est pas encore un homme-ordinateur) révise ses questionnaires à choix multiples en ne cherchant pas à en comprendre les questions mais en essayant de deviner le rythme probable d’apparition des réponses A, B et C. Il n’a pas l’idée d’apprendre sa leçon, il cherche un système qui l’en dispense.

Peut-être que tout cela annonce discrètement la hiérarchie actuelle pour laquelle « intello » est une insulte (version française du « nerd » anglo-saxon, c’est devenu une insulte redoutée des collégiens), où la culture est pour le moins dépréciée (« a-t-on besoin d’avoir lu la Princesse de Clèves pour être fonctionnaire ? » demande régulièrement Nicolas Sarkozy lors de ses meetings), où la capacité à consommer des biens matériels est pour beaucoup le seul moyen d’exister, où la bourgeoisie préfère acheter des 4×4 grand luxe plutôt que des encyclopédies (qu’elle n’ouvrait pas souvent il est vrai).
Mais on peut voir ça d’un point de vue plus positif. On nous parle aussi ici d’une éducation en phase avec son époque, d’un appétit pour le progrès technologique (et donc d’une certaine confiance dans l’avenir), d’un refus pour l’ordre absurde imposé par les générations précédentes et d’une prise en mains de son destin par une génération entière.
Le personnage-repoussoir de A.J. Arno est intéressant à ce titre : il ne représente pas que le syndicat du crime, il est aussi un chef d’entreprise respecté et présenté comme un modèle de réussite. D’un âge mûr, son apparence est soignée et conventionnelle, il a les cheveux blancs, une petite moustache et un bronzage radieux. Dexter et ses amis ne veulent apparemment plus vivre dans ce monde qui cache de sales petites affaires derrière un paravent de respectabilité.

L’Ordinateur en folie est donc un film thématiquement assez riche si on l’envisage comme symptôme plus que comme analyse. L’honnêteté me force à admettre que d’un point de vue cinématographique, il n’a rien d’inoubliable et même, qu’on peine à garder les yeux ouverts en le regardant.

  1. 6 Responses to “Mon ordinateur porte des chaussures de tennis”

  2. By Mr Vandermeulen on Mai 23, 2008

    Pierre-Henri de Castel Pouille est ressuscité ! Hallelujah !

  3. By Jean-no on Mai 23, 2008

    Je note très cher que vous ne réagissez même plus lorsque je glisse un Sardou dans l’article !

  4. By Mr Vandermeulen on Mai 23, 2008

    Ah ! J’ai failli ! Et je me suis dit qu’on allait me dire atteint d’anti-touïsme, criant avec les Sardou ! Vous êtes terrible, Jean-No, pire que mille Pasamoniks ! Je relève, je suis fait ; je me tais me voilà piégé aussi !
    Quel fortiche vous faites !

  5. By Wood on Mai 24, 2008

    J’en profite pour dire que « intello » était déjà une insulte quand j’étais au collège entre la fin des années 80 et le début des années 90. Ca désignait quelqu’un qui avait lu plus de trois livre sans y être forcé par le programme scolaire, qui ne jouait pas au foot, avait un vocabulaire de plus de 300 mots, et n’écoutait ni Skyrock ni Fun Radio.

    Qu’est-ce que j’ai pu mépriser mes semblables quand j’étais ado…

  6. By Jean-no on Mai 24, 2008

    Si je me fie à mon expérience, dix ans plus tôt, ce n’était pas une insulte (et les radios privées n’existaient pas). En revanche ne rien connaitre au foot était mal vu, mais je ne crois pas me rappeler que le journal télé pouvait s’ouvrir sur un résultat de foot (ou peut-être… là je ne sais plus).
    La catégorie honnie la plus proche c’était le « snob », c’est à dire quelqu’un qui se voulait ostensiblement supérieur (ou qui en était soupçonné) et l’exprimait par ses goûts ou son vocabulaire.
    Bon, enfin c’était comme ça dans mon bled pour autant que je m’en rappelle.

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