Profitez-en, après celui là c'est fini

Justice aveugle

mai 15th, 2008 Posted in Clips

Le groupe de musique électronique Justice et le réalisateur Romain Gavras (fils du très engagé cinéaste Costa Gavras, auteur de Z, de l’Aveu, ou encore de Missing) ont fait un grand coup en lançant, il y a quinze jours, un clip « choc » pour le titre Stress. Dans ce film assez long, on voit une bande de sept ou huit adolescents des cités qui déchainent une violence incompréhensible sur leur trajet. Leurs vêtements sombres, marqués du logo du groupe Justice (une croix massive et lugubre), hésitent entre l’uniformes des vigiles, celui des skinheads et le dress-code hip-hop . La bande ne revendique rien, n’explique rien, mais distribue des coups de matraque, fait brûler une voiture volée avant de se retourner contre le caméraman à qui, pour finir, la voix d’un des jeunes demande : « ça te fait kiffer de filmer ça ? ».

Justice - stress

Dénonciation de la complaisance médiatique ? Chapelet de clichés médiatiques ? Portrait sans concessions d’une jeunesse qui tourne à vide ? Ce sujet, une jeunesse désœuvrée et violente, inspire le cinéma depuis longtemps, de la Russie soviétique (Le Chemin de la vie, par Nikolaï Ekk, 1931) au Brésil contemporain (La Cité de Dieu, par Fernando Meirelles, 2002) en passant par les États-Unis (L’Équipée sauvage, par Lazlo Bennedek, 1953, West Side Story, de Robert Wise, 1961). Généralement, le point de vue est moral et moraliste, il y a des gentils et des méchants, des rédemptions, des solutions, des explications, le spectateur sait pour qui il doit prendre parti et il est édifié sur les causes profondes des problèmes (l’argent, le manque d’instruction, etc).
Dans le clip pour Stress, on cherche en vain une morale prête à l’emploi mais rien de ce genre ne s’impose et le spectateur reste seul avec son effroi face à une colère sans objet et à une violence aveugle et sans frein.
La première vertu de ce clip, selon moi, c’est d’avoir suscité une pléthore de réactions dans la blogosphere autant que dans la grande presse et de pousser chacun à se poser des questions : qui parle ? qu’est-ce qu’ils veulent dire ? Qu’est-ce qu’ils dénoncent ?
On a comparé le film à des westerns et à Orange mécanique, certains pensent que les images de ce genre font le lit de l’extrème-droite, d’autres pensent qu’elles sont susceptibles de donner des idées (étonnant comme on fait toujours le pari de la bêtise des autres), enfin on en parle et « la France a peur » – pour reprendre la phrase célèbre du présentateur Roger Gicquel. Car ces image, toutes frictionnelles qu’elles soient, nous ramènent à la fameuse « insécurité » venue des cités (ici : Clichy-sous-bois et Montfermeil) que les journaux télévisés, dernièrement, avaient un peu oubliée – après l’avoir tant utilisée. Ce que le film raconte aussi, c’est la banlieue qui s’invite à Paris, qui s’invite comme la fée Carabosse – mais sans longs discours – et qui rappelle à chacun la peur de la violence gratuite et les risques d’escalade qui nous guettent.
Romain Gavras fait partie du collectif Kourtrajmé (de « court-métrage »), très impliqué dans la culture hip-hop et dont font aussi partie Vincent Cassel (fils de Jean-Pierre Cassel), Mathieu Kassovitz (fils de Peter Kassovitz) ou encore Kim Chapiron, le fils de Kiki Picasso. Le petit scandale qui a entouré la diffusion (sur Internet uniquement) de ce clip a forcé Justice à émettre un communiqué de presse :

[…] juste pour ouvrir le débat, susciter des questions, comme le font régulièrement le cinéma, la littérature ou l’art contemporain […] Nous étions conscients que le clip était sujet à controverse. Nous n’imaginions pas un instant que le débat irait si loin, que nous nous retrouverions à devoir nous justifier sur des sujets aussi graves […] Nous avons donc toujours laissé au spectateur le choix de la voir ou de l’ignorer sans jamais tenter d’orienter sa pensée, conformément à l’idée que nous nous faisons de l’art et du divertissement.

On notera l’étonnante apparition du mot « divertissement » qui fait suite à l’idée de « poser des questions ».
Je penche pour une maladresse.

Un élément intéressant : sur son mySpace, le réalisateur Romain Gavras a mis en ligne la chanson « Quand on arrive en ville » (Starmania), chanté par Daniel Balavoine il y a trente ans : Quand tout l’monde dort tranquille – Dans les banlieues-dortoirs – On voit les zonards – Descendre sur la ville

Justice - stress

S’exprimer sans s’expliquer, brutaliser le spectateur sans lui donner au passage une « récompense » (une morale consolante ou un élément de compréhension par exemple), ça peut sembler facile ou un peu immature. Mais de temps à autres, ça a peut-être plus de sens que de choisir l’option contraire, car il ne suffit pas de fermer les yeux pour qu’un problème s’arrange, pas plus qu’il ne suffit d’analyser et de discuter ce problème, de chercher des responsabilités et des coupables.
Les chroniqueurs qui se sont penchés sur le sujet ont parfois fait remarquer, avec pertinence (ou évidence), que le morceau qui est illustré par le clip et vice-versa est extrèmement tendu et oppressant, qu’il porte bien son nom : Stress. L’absence de respiration de ce morceau (qui rappelle un peu le vol du bourdon de Rimsky-Korsakoff – un vol du bourdon qui n’arriverait jamais à démarrer) nous interdit même de nous attarder sur les images poétiques (les jeunes gens profitant de la vue depuis le Sacré-cœur, le ralenti abstrait final) ou comiques (gestes totalement gratuits, entrainement à la boxe, massacre d’un autoradio qui diffuse le précédent tube de Justice, perchman qui prend feu…). Un autre fait passe, je pense, inaperçu : le clip ne contient pas d’actes véritablement violents, tout est suggéré, ce sont plus les fantasmes médiatiques invoqués qui sont brutaux et plus ou moins insupportables, mais pas spécialement ce qui est montré.
Je ne crois pas que beaucoup aient fait remarquer la bizarrerie que représente ce tout sous la signature du groupe : Justice. Pourquoi diable se nomment-ils justice, de quelle justice parle-t-on ? Après deux morceaux joyeux et sautillants – et illustrés par des clips de graphistes absolument somptueux – Justice est parvenu à atteindre le public là où on ne les attendait pas et là où l’on attend rarement le clip vidéo : dans le registre politique et social.

Allez, un joli film mignon comme tout pour respirer un peu : Muto, par Blu.

Update (7/06/08) : Le Mrap porte plainte avec un communiqué d’une rare imbécilité, ainsi que le fait remarquer l’immense Chris Marker sur Poptronics. De son côté, Jean-Jacques Birgé juge que Justice joue avec le feu.

  1. 15 Responses to “Justice aveugle”

  2. By Wood on Mai 15, 2008

    Moi, ça m’a fait penser aux « Warriors » (Les Guerriers de la nuit) de Walter Hill, notamment à cause des costumes. A Orange Mécanique, aussi, un peu.

  3. By Mr Vandermeulen on Mai 19, 2008

    Vous y allez fort, mon bon Jean-No. Dire que ce clip est truffé d’humour, c’est un point de vue très étonnant, tout de même. Le coup de l’auto-radio peut être lu comme un clin d’œil, certes, mais j’y ai vu moi tout autre chose, de plus profond. De même, lorsque vous dites que ce clip ne montre pas la violence mais la suggère, j’ai un peu de mal à vous suivre… Serais-je donc déjà à ce point lobotomisé par les programmes télévisés pour ne plus saisir les analyses de votre acuité ? « Vous me faites peur… »

  4. By Jean-no on Mai 19, 2008

    L’humour en question est rendu invisible par le propos, je suis bien d’accord, mais je pense bien qu’il y en a, ou plutôt qu’il y a des gags, mais je ne sais pas si un gag est de l’humour : un toréador écorné par un taureau c’est un gag, mais ça n’est pas réellement drôle ni humoristique.
    Quand à la violence physique, je dirais qu’elle est suggérée par le montage mais pas montrée. Les gestes sont bien violents, mais les coups ne portent pas : au début du clip par exemple, un jeune homme vient au secours d’une demoiselle sur un quai. On peut avoir l’impression qu’il se fait mettre à terre et rouer de coups de pieds mais ce n’est qu’un effet au montage, aucun coup n’est porté à l’image.

  5. By Mr Vandermeulen on Mai 19, 2008

    J’ai toujours pensé, comme me le racontaient mes vieux professeurs de l’Académie qui s’appuyaient sur la théorie des couleurs de Goethe, qu’une couleur n’était jamais chaude ou froide en soi, que c’était lorsqu’on l’apposait à côté d’une autre que celle-ci se révélait. La continuité des plans et scènes de ce clip peuvent répondre à cette loi, je vous l’accorde, mais tout de même… De la même façon que les scientifiques ont crée la bombe mais ont laissé son usage à la responsabilité morale des militaires, ces jeunes artistes (ou producteurs de divertissements, on ne sait pas très bien comment ils se définissent eux-mêmes) semblent offrir leur création au monde et se dédouaner de toutes suites. Ceci me rappelle la fameuse et terrible scène (un gag ?) qui se passa entre Oppenheimer et Truman dans le bureau ovale. Aux jérémiades d’Oppenheimer, qui ne cessait de geindre et de comprendre ce qu’il avait fait, on pu entendre le Président sortir de ses gonds et crier : « Sortez-moi cette tapiole de mon bureau, qui donc a poussé sur le bouton, ici ?! » (véridique !) N’est-ce pas un beau problème éthique que celui-ci ?

  6. By Jean-no on Mai 19, 2008

    Un montage peut-être plus violent qu’une violence véritable, c’est certain (de même que les films d’horreur qui ne montrent rien sont parfois les plus affreux, même si ce principe est limité par le talent des auteurs, cf. le projet Blair Witch qui ressemble à une mauvaise pub pour le vieux campeur). Donc ce qui est montré est violent, mais le montage est d’une grande habileté.

    Romain Gavras semble savoir ce qu’il fait et assumer son travail (c’est ce que je comprends en lisant, en fait, des critiques de ses précédents films, mais j’avoue que je n’en ai vu aucun). Il est amusant qu’on interroge le duo Justice et non lui… Qui est-ce qui a poussé le bouton ?

  7. By Mr Vandermeulen on Mai 19, 2008

    Eh ! Voilà une bonne question !

  8. By Mr Vandermeulen on Mai 20, 2008

    Toujours dans un esprit qui questionne le sécuritaire, cette vidéo d’un groupe londonien, je pense. Pas très original d’un point de vue musical, mais le clip est intéressant.
    (Là aussi on triche : l’idée n’a pas été suivie jusqu’au bout…)
    http://www.youtube.com/watch?v=W2iuZMEEs_A

  9. By Jean-no on Mai 20, 2008

    J’ai cru voir du coin de l’œil qu’un film de fiction « entièrement tourné avec des caméras de surveillance » était sorti ou allait sortir, profitant, je crois, d’un dispositif légal qui force les détenteurs de ce genre d’image (en Grande-Bretagne ?) à en remettre des copies aux personnes filmées. Est-ce que j’ai rêvé ce film ?

  10. By ben on Mai 22, 2008

    tu n’as pas rêvé :
    http://www.koreus.com/video/camera-video-surveillance-clip-paper.html

    au passage
    ;-) petite coquille sur le mot « communiqué » il manque un m ;)

  11. By Jean-no on Mai 23, 2008

    En fait je pensais à Look, par Adam Rifkin :
    http://www.look-themovie.com/

    edit (3/10/08) : le film dont j’avais entendu parler est Faceless, de Manu Luksch

  12. By Fred Boot on Mai 28, 2008

    Cher Jean-No,

    Difficile de croire que le cinysme de la clique de fils à pape de Kourtrajmé t’échappe. A force de récupération bas de front tout en martelant que le public se fait son opinion, on a tout de même affaire aux Beigbeder de la culture hip hop : être connu pour être connu à tout prix, et lavage de mains au passage.

    Quand à ce mix de black gestapo – soldat de Dieu – caillera… Qu’est-ce que c’est con.

    Comme dit un ami : « J’ai, au fond une grande sympathie pour les révoltés des bas-fonds, des caniveaux. Rappeurs, jazzmen, dirty dozens, bluesmen, racailles à deux sous du dimanche. Je les aime parce que, sans en être, jamais je ne le prétendrai, merde, c’était mes potes, mes poteaux du collège, de la primaire, glorieux loosers, racailles à la dérive, n’importe quoi du neuf et du trois. On n’était même pas du même monde, comment l’être quand tu as déjà un pied dans la classe moyenne, mais c’était perméable.

    Au contraire, les fils de putes qui esthétisent la banlieue comme un étal de harengs à moitié frais des allées de Gaborone, je les conchie. Je crache sur ces enfants de chiennes. J’ai toujours hai les chorégraphes en eyefish qui viennent se faire juter sur la banlieue. Un peu de décence, bordel. Un peu de décence, pitié. »

    C’est un peu imagé. Mais je n’aurais pas dit mieux.

  13. By Jean-no on Mai 28, 2008

    Tu me parlerais d’un clip de Booba je te suivrais. Le côté fils-à-papa-qui-s’encanaille, c’est une vieille affaire (Aristide Bruant, c’était déjà ça), et évidemment, quand on fréquente un monde en ayant le choix de s’en aller quand on veut, on est dans une situation confortable (en même temps, la plus jolie fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a). Mais en échange, je trouve que ces Kassovitz, Cassel ou Gavras font l’effort de donner quelque chose aux cités, un regard qui n’est ni intérieur (« on est des victimes, on a le droit d’être cons, machos, et vive Tony Montana ») ni simplement ignorant et peureux.
    Je ne trouve pas ce clip complaisant, parce qu’il ne contient pas de porte de sortie, pas de rôle vertueux.

  14. By Fred Boot on Mai 28, 2008

    Ce clip est juste complaisant avec Kourtrajmé et Justice. Cette auto-complaisance (ce que l’ami cité plus haut caractérise poétiquement par « se faire juter sur la banlieue ») c’est un peu tout ce qui ferait la différence avec du Kubrick et du Meirelles par exemple. Le logo du groupe apparaît bien sur les bombers (les fans en rêvent, c’est tellement subversif ouais), et le collectif créé du buzz. Et puis ils n’ont pas peur de se mouiller en effet : « si le public juge de travers c’est de sa faute, nous on est des artistes s’tu veux » (replaçage d’une mêche de cheveux gras qui ne tenait pas bien)

    Des sombres cons. Vraiment.

  15. By Jean-no on Mai 28, 2008

    Quels que soient les poux qu’on peut avoir envie de chercher dans la tête de Romain Gavras, quelles que soient ses intentions au départ ou à l’arrivée, son clip est un support de discussion, personne n’y voit la même chose. Rien que pour ça il est utile.
    Tiens, c’est pas Amiens ça :
    Clip de Dj Mehdi / Thomas Bangalter, par Romain Gavras

  16. By Fred Boot on Mai 30, 2008

    « son clip est un support de discussion, personne n’y voit la même chose. Rien que pour ça il est utile. »

    Quite à devenir redondant, je te répondrai que cette méthode (faire un truc assez polysémique pour créer une polémique et profiter de cette polémique pour se faire connaître), ce n’est pas glorieux ni très « utile ». M’enfin, laissons-les s’amuser ces grands enfants. Paraît qu’aujourd’hui faut être open même avec la bêtise crasse. Les projets aussi putassiers que celui-là, déjà à l’école ça me filait l’envie de donner des coups de boules. Faut que j’apprenne à me calmer. Ou bien je devrais peut-être acheter un blouson Justice. Je vais y réfléchir.

    « Tiens, c’est pas Amiens ça : »

    Et tu crois me remonter le moral ?! ;)

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