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Sleep Dealer

avril 2nd, 2011 Posted in Hacker au cinéma, indices, Interactivité au cinéma, Ordinateur au cinéma, Robot au cinéma

Au xénophobe1 et paranoïaque Camp des saints de Jean Raspail, on peut opposer le très riche et plutôt réussi Sleep Dealer (2008), un film américano-mexicain du digital media artist (ainsi qu’il se présente sur son site) et réalisateur Alex Rivera2.

Le personnage principal, Memo, est un jeune adulte mexicain qui vit avec sa famille dans une région agricole autrefois prospère mais à présent victime d’un barrage qui prive les cultures d’eau. L’électricité produite part au loin et l’eau est rationnée et vendue à prix d’or par des robots sentinelles armés et antipathiques.
Un peu hacker, mais pas très prudent, Memo s’amuse à intercepter des communications radio. Il rêve de voyager, de quitter sa région. Un soir, il est découvert et considéré comme un terroriste car les abords du barrage sont une zone sensible que des activistes altermondialistes tentent fréquemment de saboter.
Un jour, alors que Memo et son frère sont chez un oncle, ils assistent en direct sur grand écran à un spectacles abominable : le bombardement de leur maison et l’assassinat de leur père par un pilote américain employé par la société Del Rio Water. Le fait qu’une antenne permettant d’intercepter les communications se trouve sur le toit de la maison avait tenu lieu de preuve d’appartenance à un groupe terroriste. Au moment de tirer, le pilote, lui-même d’origine mexicaine, avait hésité, d’autant qu’il avait pu voir sa victime face à lui, ou plutôt face au drone qu’il pilotait. Mais il l’a fait quand même.

Memo, accablé par un sentiment de culpabilité compréhensible, quitte son village. Il veut se rendre à Tijuana avec l’espoir d’y trouver du travail pour envoyer à son frère et à sa mère de quoi vivre. Sur le chemin, il fait la connaissance de Luz, une jeune femme avec qui il échange quelques mots dans le bus. Elle est écrivain, nous verrons ce que ça signifie plus tard.
Memo est résolu à travailler pour un Sleep Dealer, un atelier de misère depuis lequel il pilotera un robot dans un pays développé, par exemple les États-Unis. La technologie employée implique la pose de « nodules » de connexion numérique sur les avant bras et dans le dos. Elle est dangereuse car des accidents électriques peuvent se produire, provoquant la cécité ou la mort des ouvriers, qui travaillent jusqu’à atteindre un état d’épuisement important, jusqu’à se vider de leur énergie, jour après jour, d’où leur nom de sleep dealers.
La pose des « nodules » par des médecins est coûteuse et Memo est forcé de trouver des artisans plus ou moins clandestins pour s’en charger. Luz lui recommande une rue mal fréquentée pour le faire, mais Memo s’y fait assommer et dépouiller de ses quelques économies. Il part vivre dans un bidonville.

Sur le réseau, Luz raconte sa rencontre avec Memo, dont les rêves d’avenir meilleur, quoique banals, l’ont émue. Le nom du village de Memo, très recherché — sans doute depuis l’attaque aérienne, dont elle ignore tout —, vaut un beau succès à Luz. À sa grande surprise, elle vend très bien cette histoire et un client la paie même d’avance pour retourner voir le jeune paysan. Elle le trouve facilement. Il raconte son agression, ce dont Luz se désole sincèrement. Elle décide de l’aider, car elle a la compétence suffisante pour poser des « nodules ».
Enfin équipé, Memo peut commencer à travailler. Son métier est de piloter un robot sur un chantier, sans doute aux États-Unis, peut-être à Los Angeles, il ne peut pas le savoir. Ce système de travail à distance permet aux pays développés de réaliser leur rêve, explique à Memo son patron : « Le travail, sans les travailleurs ». Son premier salaire lui permet d’envoyer de l’argent chez les siens.
Luz continue à rencontrer Memo puis à raconter ces rencontres sur le réseau. Les deux jeunes gens tombent amoureux. Luz ne parvient pas à expliquer à Memo son métier, elle a peur qu’il se sente blessé, et elle a raison, car lorsqu’il découvre que sa vie a été exposée de cette manière, il la quitte.
De son côté, le pilote de drones Ramirez décide de se rendre au Mexique pour rencontrer Memo, car il veut se racheter du meurtre du père de ce dernier…

Je ne vais pas raconter tout le film, je m’arrêterai donc là.
Ce récit cyberpunk tiers-mondiste est assez riche thématiquement et il rappellera au spectateur de nombreuses références issues de la science-fiction aussi bien que du monde actuel. La destruction de la maison de Memo peut rappeler Anaconda Target, court-métrage de Dominic Angerame réalisé à partir d’images de la guerre en Afghanistan, et précède le film Collateral murder, extrait des archives de l’armée américaine en Irak révélé au public par Wikileaks il y a un an. On pense aussi à eXistenZ (ou à l’artiste Stelarc) pour l’intrusion un peu répugnante des câbles dans l’organisme de ceux qui se connectent au réseau. On pense enfin à Starship Troopers (ou à Fox News) pour la spectacularisation de la guerre.
Le sujet dominant, ce sont bien sûr les rapports entre le nord et le sud. Les ressources naturelles et humaines du Mexique sont exploitées par les États-Unis, suivant un contrat unilatéral qui ne peut se justifier que par la loi du plus fort. De manière ironique, c’est un mexicain d’origine, le pilote Ramirez, qui est l’instrument violent de l’arrogante captation des richesses du Mexique par les États-Unis, sous les rires et les applaudissements bêtement complices de Memo et de son frère, émerveillés par le spectacle que cela constitue, du moins jusqu’à ce qu’ils réalisent que les « terroristes » pulvérisés pour un show télévisé, ce sont eux-mêmes. La victime de la farce, c’est son spectateur. L’allégorie vise juste.

Parmi les évocations futuristes intéressantes, je retiendrais celle du métier d’écrivain. Luz, qui débute dans cette profession, voyage et rencontre des gens, pour vendre ensuite ses souvenirs, ce qui l’inscrit dans une tradition assez précise de l’écriture, celle des écrivains voyageurs, aux franges du journalisme ou de l’immersion sociologique empirique.
Le modèle économique du métier d’écrivain tel qu’il est décrit semble assez simple : l’auteur dépose sur le réseau (ici nommé Truenode) des histoire que les clients achètent à l’unité. Le soir, en rentrant chez elle, Luz se connecte pour voir l’état de son compte : telle histoire a-t-elle plu ? Combien de personnes l’ont achetée ?
Le mode de rédactions littéraire est montré mais pas vraiment expliqué. Tout d’abord il ne s’agit pas de littérature écrite : Luz expose à haute voix son propos, et sa connexion physique avec le réseau permet d’illustrer ses paroles avec des images directement issues de sa mémoire. La part de création véritable de la part de l’auteur paraît assez faible car l’ordinateur intervient chaque fois qu’il semble que son récit contient des omissions. L’intervention de Luz consiste donc surtout à vivre des choses intéressantes à raconter, puis à sélectionner les bonnes anecdotes.
On trouvait déjà l’idée de la littérature informatique où l’ordinateur dicte en partie ses volontés à l’écrivain dans La mort en direct (Bertrand Tavernier, 1980).

Sleep Dealer utilise un certain nombre de clichés du registre CyberPunk : les cliniques clandestines où l’on se fait poser des implants cybernétiques dans l’arrière-salle crasseuse d’un bar mal famé, un bar, justement, où l’on reçoit sa dose de cyber-drogue ou de cyber-sexe,… Ce genre d’élément pourrait presque sembler vieillot vingt-cinq ans après la publications de Johnny Mnemonic, mais le film fonctionne pourtant très bien. Loin d’être une simple fable sur les rapports entre Nord et Sud, Sleep Dealer propose une réflexion sur notre futur technologique et sur la manière dont les interfaces et les machines dont nous nous entourant permettent, selon les cas, d’éloigner ou de rapprocher les personnes.
Les acteurs sont très bien, l’image semble au départ artificielle, mais on l’oublie rapidement pour se concentrer sur ce qui est raconté.

  1. Xénophobe : qui craint ceux qui viennent d’ailleurs. Les journalistes l’emploient souvent, à tort, comme synonyme pour « raciste ». []
  2. Je ne connais pas du tout le travail d’Alex Riviera mais il semble exclusivement consacré (vidéos, court-métrages, écrits) à étudier les rapports entre Internet et l’immigration, la globalisation et la politique. []
  1. 10 Responses to “Sleep Dealer”

  2. By Wood on Avr 2, 2011

    Parmis les autres films de SF qui traitent (entre autre) de l’immigration, on peut citer l’excellent « Children of Men », (2006 – Alfonso Cuaron) et le sympathique « Monsters » (2010 – Gareth Edwards)…

  3. By Jean-no on Avr 2, 2011

    @Wood : il faut que je voie ce « Monsters ». J’ai bien aimé « Children of men » sauf la fin, un peu caffouilleuse. On pourrait aussi ajouter « District 9 » bien sûr.

  4. By Julien on Avr 2, 2011

    Comme film de science fiction traitant de l’immigration, j’ajouterais Code 46, qui ne parle que de… papeles… et de dedans et dehors.

  5. By Nathalie on Avr 3, 2011

    Une chose qui m’a beaucoup intéressé dans Sleep Dealer (dont je trouve le titre foireux, soit dit en passant) et que tu ne relève pas, c’est que les « écrivains » sont en vérité utilisés à leur insu comme des mouchards… On leur demande de vendre leurs souvenirs, pas leurs créations, et le logiciel ne tolère pas la moindre cachotterie ou la moindre entorse à la vérité. Au départ, le pilote qui a assassiné le père de Memo cherche avant tout, par le biais de l’écrivain, à traquer celui qu’il considère comme un terroriste. Il lit donc les récits de la jeune femme et la paye pour la suite dans le cadre professionnel mais lui cache ce fait.

  6. By Jean-no on Avr 3, 2011

    @Nathalie : je n’avais pas vu ça exactement comme ça, le côté « confession », je l’avais plutôt pris comme un décadence de la profession d’écrivain qui passerait de créateur à simple témoin, d’autant qu’il me semblait que le pilote qui passe commande le fait à titre personnel. Mais à la réflexion je pense que tu dois avoir raison.

    @Julien : oui, superbe film, mais c’est encore autre chose, il y a un dedans, un dehors, un traçage constant de chacun, mais la géopolitique n’est plus le problème il me semble (il faudrait que je le revoie ceci dit), les pays existent à peine, peu importe d’être ici ou ailleurs. Les pauvres vivent dehors.

  7. By Vincent on Avr 4, 2011

    Et ce coté transcription de ce que vit un « écrivain » me fait un (petit) peu penser au film Strange Days, avec le trafic des souvenirs, pour vivre par procuration un événement, une vie, …

  8. By Wood on Avr 4, 2011

    Monsters sort bientôt en DVD, il te faudra patienter un peu pour l’avoir à bas prix…

  9. By Nicolas B. on Juin 9, 2013

    Glaçant. À côté de ça, « El Norte », c’est le monde des Bisounours.

    Ça me fait penser au film d’Arte « Transfer », glaçant aussi. Quand l’exploitation de l’homme par l’homme va jusque dans nos corps, voire jusque dans nos cerveaux. C’est rassurant de penser que cela ne pourra jamais se faire, mais…

    Je me suis baladé un peu sur ton blog. C’est intéressant. Tu es empreint d’une sympathique paranoïa urbaine. Ça me rappelle de garder les yeux ouverts. On s’habitue vite aux développements orwelliens par-ci, par-là. Bientôt, on ne verra plus les caméras.

  10. By Nicolas B. on Juin 9, 2013

    « Your comment is awaiting moderation. »

    Oh oui, de la modération ! Surtout pas d’idées fortes.

    De la censure, sur Internet, c’est banal.

    Mais trouver ça, ici, c’est le monde à l’envers.

  11. By Jean-no on Juin 10, 2013

    @Nicolas B. : les commentaires des gens qui n’ont jamais publié ici sont modérés. Ce n’est pas de la censure, c’est pour éviter 1) les spams qui ne sont pas arrêtés par l’antispam (un ou deux par jours), et 2) bloquer mon troll habituel – et là c’est de la censure, j’assume, mais je ne vois pas l’intérêt de publier ses tombereaux d’insultes.

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