Profitez-en, après celui là c'est fini

Les Rroms

août 6th, 2010 Posted in Mémoire, Personnel

J’évite de publier sur ce blog des articles trop directement liés à l’actualité politique, je me resserre sur mes sujets (images, culture numérique, science-fiction, art contemporain) — sujets qui peuvent toucher au politique, bien entendu. C’est pour ça que j’ai choisi d’aller ailleurs, chez Owni précisément, pour publier un article au sujet de la loi sur la « burqa ».
Hier, toujours chez Owni, j’ai publié un autre article intitulé La quinzaine du Rrom, consacré aux récents débats qui entourent les gens dits « du voyage » en France.

Je n’ai pas de connexions intimes avec cette culture, avec l’univers des Tziganes, Gitans, Manouches, Sintis, Rroms, Bohémiens, ou quelque autre nom qu’on leur donne. Pourtant l’article est sorti d’un coup et il me semble, à la relecture, chargé d’une violence dont je ne suis pas spécialement coutumier.
Le fait que le plus haut niveau de l’état s’en prenne à une cible aussi facile que les Gitans m’est odieux, parce que je connais un peu leur histoire et que cette histoire, qu’ils semblent avoir choisi d’ignorer pour leur part, est tragique de bout en bout. Ce serait à soi seul une raison suffisante de s’emporter. Le fait d’employer si grossièrement l’épouvantail de l’insécurité pour pousser les électeurs à reconduire l’actuel président dans deux ans un peu comme on effraie les poules pour les pousser dans le poulailler est aussi très irritant — d’autant plus irritant qu’il semble que cela soit parti pour fonctionner.

Mais il y a autre chose. Il me semble que ces populations « nomades » sont un révélateur de quelque chose, qu’elles sont le grain de sable qui grippe la machine. Elles ont pourtant parfois été aussi l’huile qui permet à la machine de fonctionner, puisque les Rroms ont souvent été des vecteurs de circulation de technologies, de savoir-faire ou tout simplement une main d’œuvre saisonnière capitale dans certaines économies agricoles. Bien qu’il pourrait sans doute être mieux accepté que jamais auparavant, leur mode d’existence reste à contre-courant de tout ce qui fait le monde moderne. Ce statut, plutôt que d’être considéré comme un caillou dans une chaussure, devrait nous être précieux, ne serait-ce que par ce qu’il nous apprend sur nous-mêmes (« nous », désignant ici les gens « pas du voyage »).

Je ne suis ni anthropologue ni historien ni philosophe, mais je pense pouvoir avancer que les états forts, comme ceux qui existent actuellement — comme la France —, se sont construits en délimitant le territoire, en maîtrisant les conditions d’acquisition et de transmission des biens, en contraignant les déplacements, en figeant les nomenclatures et en normalisant les pratiques professionnelles, c’est à dire, de manière générale, en restreignant au maximum les libertés et en collant un nom et un propriétaire à chaque bien.
Et justement, les Rroms sont différents, de par leur approche du territoire (qu’ils parcourent ou en tout cas qu’ils ne cherchent pas particulièrement à posséder et qu’ils ne considèrent pas, je pense, comme un fondement de leur identité), de la mémoire historique (ils se méfient beaucoup du souvenir, explique l’historienne Claire Auzias), de l’héritage « identitaire » (les Rroms épousent les religions et les noms de famille des lieux où ils vivent, ils se désignent eux-mêmes souvent par les noms qu’on leur a donnés et, tout en conservant leurs dialectes propres, apprennent les langues des pays où ils s’établissent). Ils semblent, enfin, avoir un rapport à l’autorité et à l’état bien spécifique, ce qui se comprend sans peine : j’imagine quelle peut être la méfiance envers le gendarme et le fichage de la part de quelqu’un dont les ancêtres ont été réduits en esclavage en Roumanie, ont échappé aux galères de Louis XIV (être « bohémien » était un motif suffisant pour mériter cette peine), aux déportations nazies, aux enlèvements ou aux campagnes de stérilisation et, enfin, à l’instrumentalisation politique (récemment en Roumanie, Italie, Irlande… et France).

Je serais bien incapable de théoriser ça proprement, mais il me semble que les gens dits « du voyage » croisent en permanence et de manière originale les grands thèmes en vogue chez ceux qui s’intéressent aux arts numériques : le territoire, le déplacement, la mémoire, la surveillance, le fichage, les interactions sociales, la propriété intellectuelle (pas de brevets ou de droits d’auteur mais des secrets immémoriaux d’artisans ou de musiciens qui se transmettent)… Et parmi tous ces thèmes, se trouve celui de la production et de l’utilisation des objets.

Partis d’Inde où ils étaient contraints au nomadisme du fait de leurs professions « impures » autant qu’utiles (chiffonniers, ferrailleurs,…), les Rroms exercent toujours les mêmes métiers un millénaire plus tard. Mais en quelques décennies, j’ai l’impression qu’ils n’ont jamais eu si peu de place pour exercer ces métiers, et ça me semble se rapporter à une mutation dans nos rapports aux objets.
L’automobile a remplacé les chevaux (si importants dans l’économie gitane). On ne fait plus aiguiser ses couteaux, on ne fait plus rembourrer ses coussins ou rempailler ses chaises, on ne répare plus rien, d’ailleurs, on jette, et les objets qui sont produits sont précisément destinés à être jetables, car l’industrie a plus d’intérêt à vendre successivement (fût-ce à bas prix) cinq objets aux fonctions identiques en dix ans que de vendre un seul objet qui dure vingt ans en étant rafistolé s’il le faut. Le problème des Rroms, c’est peut-être bien le marketing et le design.

Bon, nous repenserons à tout ça une autre fois, j’écris en ce moment depuis un village perdu du fin fond du Gers sur un écran minuscule.

La gravure et les trois tableaux reproduits dans cette note sont de la main de Jürg Kreienbühl, peintre suisse décédé il y a trois ans qui n’était pas spécialement célèbre en France (même si Philippe Dagen lui a consacré une belle nécrologie dans Le Monde), mais qui l’était nettement plus en Suisse alémanique. Je me rends compte que je n’ai jamais mentionné son nom sur le présent blog alors que c’est quelqu’un qui a énormément pesé dans ma formation.
En utilisant une technique picturale un peu archaïque (mais des matériaux modernes, comme les peintures vinyliques), Jürg Kreienbühl s’est efforcé d’être la mauvaise conscience de la modernité, peignant les bâtiments qu’on allait détruire, les lieux de mémoire abandonnés (comme la grande galerie de zoologie du jardin des plantes avant que ses formidables collections soient jetées au profit du musée « pédagogique » actuel), les rebuts de la société, qu’il s’agisse d’objets (décharges, cimetières) ou d’êtres humains. Il a notamment installé son atelier pendant dix ans dans le bidonville géant de Carrières-sur-Seine, détruit en 1977, où vivaient pèle-mèle des clochards, des algériens, des portugais et bien sûr, de nombreux gitans.

(œuvres © Jürg Kreienbühl : La caravane renversée ; La cour des miracles ; Le bidonville enneigé ; Maurice et boulon)

  1. 13 Responses to “Les Rroms”

  2. By mimphi on Août 7, 2010

    Pas de commentaire sauf pour abonder dans ton sens entièrement. Les roms semblent symboliser la liberté et la souffrance contre le carcan de notre organisation sociale et culturelle. Nos sociétés les poussent à la misère. Adolescent je voulais aller vivre avec eux, sans doute par romantisme, mais voilà, seule la tristesse…

  3. By Ksenija on Août 8, 2010

    Je plussoie et j’applaudis.

  4. By Stéphane Deschamps on Août 11, 2010

    Jean-Noël je t’aime.
    (oui, c’est un commentaire pas constructif, mais bon, ravi d’être ton concitoyen)

  5. By Jean-no on Août 12, 2010

    Mais moi aussi je suis ravi d’être ton concitoyen ;-)
    En fait si on se fie aux sondages du Figaro, les gens sont sacrément facho. Par contre sur Internet on peut se constituer un entourage de gens bien et avoir l’impression de vivre sur l’Île aux enfants. Je ne sais pas où se trouve la vérité

  6. By Stéphane Deschamps on Août 12, 2010

    La vérité est tailleur.

    (encore un petit métier qui se perd, tiens)

  7. By Jean-no on Août 12, 2010

    ouille !

  8. By isabelle on Août 16, 2010

    Bonjour, ravie de découvrir ! A bientôt !

  9. By jacqpage on Août 30, 2010

    Merci

  10. By helene on Fév 15, 2014

    a tout hasard je suis tombée sur votre blog, et quand j’ai vue votre première image, que de souvenirs de mon enfance, et oui j’ai vécu dans les bidonvilles de carrières, et je revois cette roulotte ? je me souviens également de votre atelier, j’étais pourtant petite a l’époque, mais j’ai encore le souvenir que vous avez peint un tableau avec mon grand-père dans son jardin.

  11. By Jean-no on Fév 15, 2014

    @helene : bonjour. Petite méprise, les tableaux ne sont pas de moi, mais de Jürg Kreienbühl, décédé il y a quelques années.

  12. By helene on Fév 15, 2014

    désolé, j’étais tellement contente de voir cette image, que je n’avais pas tout lu, peut être avez vous des contacts avec sa famille, cela m’aurait fait énormément plaisir de voir le tableau de mon grand-père j’avais 8 ans lorsqu’il a peint, mais chose étrange j’ai toujours gardé en image, ce tableau, qu’il avait nommé je crois l’homme au chapeau

    merci de m’avoir répondu bonne journée

  1. 2 Trackback(s)

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