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Mes jeux (15) Penser/caser avec Tetris, Par Gwenola Wagon

juillet 14th, 2010 Posted in Invité, Mes jeux

(Le dernier blog invite Gwenola Wagon pour la série Mes Jeux)

Tetris reste mon meilleur souvenir de jeu. J’ai appris récemment qu’il figure parmi les jeux les plus achetés sur iPhone.

Mon expérience de Tetris est celle d’une tentative répétée de se vider la tête en rangeant des petites pièces de puzzle. Un essai réccurent de s’abstraire de son contexte tout en remplissant une matrice et en synchronisant ses gestes en rythme.
Avec Tetris chaque pièce engendre un nouveau suspens. Tandis que la pièce chute inexorablement vers le bas, on ne peut ni la ralentir, ni l’arrêter mais seulement la tourner, la déplacer, l’accélérer. Comment penser / caser la pièce au bon en endroit en un instant record ? Ce micro-suspense me fait penser aux mises en scène de Roman Signer où l’inexorable chute est scénarisée par et pour elle-même.

Tetris me semble être le jeu le plus archétypal de notre époque, on pourrait l’analyser longuement comme un réservoir d’allégories multiples.
Tetris nous introduit de manière ludique dans le monde rigide du stockage avec formes, rythmes, musiques et couleurs. On peut y voir la quintessence de ce que produit notre civilisation. Civilisation du stockage absolu en grande quantité. Optimisation des capacités de rangement des objets dans des conteneurs ou d’immenses hangars et « Quant à nos données, loin d’être immatérielles, elles engendrent d’infinis alignements de serveurs informatiques stockés dans des data centers ou autres server farms, espaces virginaux, perpétuellement climatisées, et dont la parfaite isotropie n’est surpassée que par la bibliothèque de Babel de Borgès »1.

Alors très déçue par mes scores, je pense qu’il est aussi préférable de perdre que de gagner dans Tetris. Perdre signifiant laisser des manques et produire un Tetris aérien, ce qui permet de repartir plus vite vers une nouvelle page blanche, un nouvel espoir.
Car perdre à quoi ? Gagner à quoi ? Peut-on vraiment se proclamer meilleur rangeur de pièces ? Gagner peut être aussi absurde que de perdre. C’est un jeu fondamentalement équilibré. Manifestement Polysémique et métaphysique.

J’imagine une version de Tetris où il s’agirait de ranger des objets courbes dans un espace sphérique. J’aimerais aussi jouer à un Tetris inversé, le but serait de laisser la matrice vide. Ne pas remplir mais au contraire évider un espace plein le plus lentement possible.

  1. Stéphane Degoutin et Gwenola Wagon, Stockorama, Attractions périphériques. 2010. []
  1. 8 Responses to “Mes jeux (15) Penser/caser avec Tetris, Par Gwenola Wagon”

  2. By sf on Juil 14, 2010

    Tetris est LE jeu qui pourrait presque me faire pleurer: un scénario à la Sisyphe, inéluctable, une chute à répetition, que l’on ne peut pas éviter, des efforts, vains. Même le succès d’un mur ne me console pas; il finit par disparaître.
    Comme quoi, effectivement, quelques pixels suffisent parfois à favoriser tout un réseau de projections.

  3. By david t on Juil 14, 2010

    ce très bon texte me semble ajouter une pierre à un édifice qui se construit tranquillement dans ma tête, à savoir que ce sont les jeux les plus simples (autant conceptuellement que graphiquement) qui provoquent les expériences les plus riches (y compris esthétiquement).

  4. By Julien on Juil 15, 2010

    Le concept de micro-suspens est un angle intéressant de compréhension du plaisir procure par Tetris… à creuser ?

  5. By Jean-no on Juil 15, 2010

    À voir, une jolie série de photos de Marc da Cunha Lopes pour Amusement : Made of myth. On y voit l’atelier où sont fabriquées les briques de Tétris :-)

  6. By 01101101 on Juil 15, 2010

    Je ne suis pas tout à fait d’accord avec cette interprétation purement matérialiste du jeu, valide mais limitée.
    Et concernant le côté absurde de gagner ou de perdre, je dirais que si absurdité il y a, elle est dans le fait de jouer, tout simplement. Car on ne peut pas gagner à Tetris, seulement retarder le moment où fatalement, on va perdre. Comme le disait un ex-collègue de Pazhitnov, inventeur du jeu, « Tetris fonctionne sur une sorte de motivation négative ». On ne voit jamais ce qu’on fait bien, seules nos erreurs restent à l’écran, ce qu’on a mal rangé.
    C’est une quête de la perfection qui est vouée à l’échec dès le moment même où la partie commence, c’est le principe même du jeu, et ce qui en fait un chronophage si addictif.

  7. By Jean-no on Juil 15, 2010

    @01101101: je vous que vous vous êtes beaucoup penché sur le sujet, tout ça a l’air intéressant !

  8. By 01101101 on Juil 15, 2010

    @Jean-no: Oui en effet, j’ai choisi Tetris comme sujet de mémoire pour mon Master il y a 2 ans. J’ai donc pas mal creusé la question… :) Mais c’est toujours intéressant de lire de nouveaux avis sur le sujet ainsi que les réactions de chacun face à ce jeu.

  9. By Jean-no on Juil 15, 2010

    @01101101: ce que je trouve assez beau dans Tetris c’est que c’est le seul jeu auquel tout le monde a joué ou quasiment. La somme des heures perdues par l’ensemble de l’humanité sur ce jeu doit être incroyable.

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